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des croyances, des mythes, des contes, dont vivent et s’amusent, depuis des temps quasi préhistoriques, les esprits des hommes.

La scène fantastique se prolonge : le messager d’Hellequin présente la requête amoureuse de son maître à la fée qui lui préfère un instant un damoisel de la ville, Robert Soumeillon, le nouveau Prince du Puy. Soudain, comme pour montrer leurs talens de magiciennes, les fées évoquent sur la scène une machine merveilleuse : c’est Fortune, aveugle et sourde, portant sa roue où sont fixées les images de divers hauts personnages d’Arras. A quelles vieilles haines municipales est-il fait allusion ? Quelles obscures luttes de parti ont agité cette bourgeoisie artésienne ? Qui sait ? Peut-être fallait-il quelque courage pour attachera la roue de Fortune ces personnages, ce Thomas de Bouriane ou cet Ermenlroi qui nous semblent si inoffensifs à distance. Mais les fées ont hâte de partir ; les vieilles femmes les attendent sur la prairie ; elles s’en vont en chantant un lai :


Par ci va la mignotise, par ci ou je vois…


La féerie s’évanouit ; nous nous retrouvons avec nos bourgeois, qui s’en vont boire à la taverne. Parmi le bruit des chopes, des dés, et de la chanson de la belle Aia d’Avignon, recommencent les scènes populacières : on daube le moine qui s’est endormi, et à qui l’on fait croire qu’on a joué pour lui> qu’il a perdu, et qui est obligé de laisser en gage, pour payer l’écot, ses chères reliques de saint Acaire.

Cette simple analyse répond à la question que nous nous sommes proposée : à savoir s’il vivait déjà au XIIIe siècle un théâtre profane, fécond en œuvres, dont le Jeu de la Feuillée serait aujourd’hui le témoin presque unique ; ou si, au contraire, ce Jeu fut, pour les hommes du moyen âge eux-mêmes, un spectacle isolé, sans précédens, jamais répété. La caractéristique de cette pièce, c’est le caprice ; elle porte en elle-même le témoignage de sa fragilité, de sa caducité ; elle ne représente pas un genre possible, qui puisse être asservi à des lois, à des normes ; c’est une fantaisie individuelle, le songe d’une nuit de printemps. On ressent cette impression que le poète n’a pas été soutenu par une tradition établie de conventions, d’habitudes scéniques ; que le théâtre laïque y apparaît dans sa tendre enfance, dans sa puérilité même. L’action y est nulle, le dialogue maladroit, les scènes étriquées ; les personnages n’y vivent que d’une vie rudimentaire ; on entrevoit à peine leurs silhouettes indécises, leurs gestes gauches, comme dans le dessin enfantin d’une miniature du temps ; on sent que