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sur la langue des bons compagnons ; voyez comme il tire son écume, et saute, étincelle et frétille ! » Nous possédons encore une autre légende religieuse, jouée[1] à Arras, sans doute au temps d’Adam : c’est la parabole de l’Enfant prodigue, traitée avec un réalisme amusant, dans le ton des fabliaux, grossier et gai ; le poète y a presque uniquement développé la scène de débauche où, dans une taverne, deux truandes volent la bourse du jeune homme. Écoutez comment un valet qui huche à la porte de son auberge, allèche l’enfant prodigue :


Ça est li bons vins de Soissons !
Sur la verde herbe et sur les jons
Fait bon boivre priveement…
Ceenz boivent et fol et sage !
Ceenz ne laisse nus son gage ! ..
Ceenz sont tuit li grant delit,
Chambres paintes et souef lit ;
Ceenz a ostel d’amouretes,
Et oreillers de violetes ! ..


C’est là, dans ce théâtre d’Arras, qui n’a plus guère de religieux que le nom, qu’il faut chercher la source d’inspiration d’Adam de la Halle.

Malgré tout, notre Jeu reste une œuvre étrange, isolée, sans similaire dans aucune littérature. Cependant, le besoin de classification est une loi de notre esprit, et nous pouvons malaisément nous y soustraire. Ce mélange de réalisme et de merveilleux, ces satires personnelles qui raillent des personnages vivans, connus de tous, présens au spectacle, ces facéties licencieuses, cette ignorance de l’unité d’action à laquelle supplée l’unité de verve, où donc avons-nous déjà trouvé tous ces élémens réunis, tous ces contradictoires associés ? Dans l’ancienne comédie grecque. Le rapprochement hardi d’Aristophane et d’Adam de la Halle, Paulin Paris, Magnin, M. Bahlsen, M. Gaston Paris, tous les critiques de notre trouvère l’ont hasardé. Ces comparaisons, même tentées avec réserve et finesse, sont dangereuses : on sait combien nos chansons de geste ont pâti d’avoir été indiscrètement comparées aux poèmes homériques. On ne peut cependant se refuser à constater quelques ressemblances curieuses : le Jeu de la Feuillée est effronté comme Lysistrata, personnel

  1. On a plutôt considéré jusqu’ici ce poème de Courtois d’Arras comme un récit ; il serait pourtant aisé de démontrer que les quelques vers narratifs qui s’y trouvent doivent être placés dans la bouche d’un montreur du jeu, comme dans le drame de la Résurrection du Sauveur ; certaines particularités de versification, l’examen un peu attentif du poème prouvent sans conteste qu’il a dû être représenté ; récité, il serait inintelligible ; il suppose de multiples changemens de lieu, des mansions établies sur un véritable théâtre.