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contraire, ont été traitées tantôt comme des êtres agressifs, sans grâce ni amabilité, et que l’homme dédaigne, s’ils ne viennent pas en contact direct avec lui ; tantôt comme des animaux nuisibles à l’agriculture et qu’il s’efforce d’exterminer, sans toujours y réussir pleinement.

J’ai déjà fait connaître, il y a quelques années[1], les études que j’ai eu occasion de poursuivre, depuis une quarantaine d’années, sur les habitudes sociales des fourmis. Je demande la permission de rapporter aujourd’hui quelques observations nouvelles sur les invasions des fourmis et sur la psychologie à la fois collective et individuelle qui s’y révèle. Ici, comme dans toute science naturelle, c’est la description exacte des faits particuliers qui peut nous conduire à des vues générales : je commencerai donc par les premiers.

Il y a quelque temps, en visitant les cultures du jardin d’expériences que j’ai institué à Meudon, je fus frappé de voir les tuiles de la toiture d’un hangar adossé au bois couvertes de fourmis, de grosseur moyenne, en pleine activité : elles appartenaient à l’espèce fusca.

Ces fourmis venaient du bois par myriades ; elles grimpaient le long du mur jusque sur la toiture, et de là se dirigeaient vers un sycomore en fleur, dont le tronc était contigu à la partie basse du hangar, du côté opposé au bois : l’arbre et ses branches en étaient couverts, qu’elles fussent attirées soit par une odeur spéciale, faible, mais un peu musquée, qui se dégageait de ses fleurs, soit par la présence de nombreux pucerons adhérons aux feuilles. Elles transportaient avec empressement les fragmens de ces fleurs, toutes sortes de brindilles et d’autres débris, vers le sommet de la toiture. Là, elles s’enfonçaient sous les tuiles, dans une sorte de coffre ou faux grenier, clos de planches et bien abrité, où elles commençaient à construire leur nid. Quoique l’invasion des fourmis ne datât que de peu de jours, plusieurs hectolitres de matériaux légers étaient déjà accumulés, les larves installées et entourées de soins particuliers. C’était une ville nouvelle, prise en flagrant délit de fondation. J’eusse laissé faire dans les bois ; mais les fourmis sont des commensales incommodes. Elles s’installaient au centre de mes provisions de graines, au centre d’emmagasinement des récoltes prochaines. Le lieu de leur séjour était fort bien choisi au point de vue de la colonie, mais tout à fait nuisible à mes expériences : j’étais obligé de les détourner, de les déloger, ou de les détruire.

Aussitôt s’engagea une lutte, fort inégale en apparence, dont les péripéties me montrèrent combien cette nation de petits barbares qui avait envahi mon domaine était ingénieuse, variée dans ses moyens d’attaques et obstinée dans la poursuite de ses projets. La

  1. Voir dans mon ouvrage Science et Philosophie, p. 172, les Cités animales et leur évolution.