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vivant. — Revenons à notre invasion de fourmis, attirées, ce semble, par l’odeur des fleurs du sycomore, ou par ses pucerons, et qui paraissaient mues par l’espoir d’approvisionner la nouvelle cité et les villages construits dans le voisinage.

Il fallut combattre une à une toutes ces tentatives d’installation spécialisées. Les poutres, les chevrons fuient goudronnés un à un ; la terre, que le goudron ne pénétrait pas suffisamment, fut imbibée de pétrole ; les poteries minces, que l’on voulait éviter de souiller, furent submergées dans un baquet, afin de noyer leurs habitans improvisés ; sur les tuiles, on traça de longues traînées goudronneuses, de façon à partager la surface de la toiture en une succession de polygones fermés par de véritables cordons sanitaires, et dont l’accès était rendu impraticable. Cependant chaque jour les fourmis apparaissaient sur un point nouveau, comme par une sorte d’infiltration, déployant un esprit d’invention et une variété extraordinaire de procédés inattendus, auxquels il fallait opposer des ressources toujours différentes. La nuit même, elles reprenaient au clair de la lune des routes que la crainte les avait forcées d’abandonner en plein jour : les auteurs anciens ont déjà parlé de ce travail nocturne des fourmis. Si leur multitude avait pu se renouveler, elles auraient peut-être fini par surmonter toutes les tentatives de résistance. Mais elle était désormais limitée par les barrières opposées du côté du bois, qui ne permettaient plus à leurs bataillons de combler leurs vides ; leur nombre diminuait peu à peu et la lutte ne pouvait qu’aboutir, après un temps plus ou moins long, à la destruction totale de ces fâcheuses colonies.

Cependant, des individus plus ou moins nombreux, sortis on ne sait d’où, reparaissaient sans cesse. Il fallut plusieurs semaines d’efforts patiens et continus pour en réduire le nombre à quelques rares unités, sans arriver encore à les faire disparaître intégralement. Plusieurs dizaines de mille de fourmis s’obstinèrent ainsi jusqu’à leur destruction totale, laquelle exigea une dépense de 6 kilogrammes de goudron, 2 litres de pétrole, 200 grammes de phénol, autant d’aniline, et 500 grammes de fleur de soufre. Tel est, pour les gens qui aiment à connaître le détail des choses, le bilan matériel de la campagne dirigée contre cette invasion.

Le bilan moral est plus instructif : car le récit qui précède établit la variété singulière des procédés employés par les fourmis pour atteindre un but d’utilité générale, qu’elles ont posé elles-mêmes à leur activité. On a vu comment leur intelligence et leur volonté se plient aux circonstances, promptes à profiter de toute facilité locale, de toute condition accidentelle qui peut les conduire à la fin désirée. Cette fin n’est pas poursuivie par un acte simple