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le même ton de sensibilité blessée toutes les marques de froideur et d’indifférence que la Prusse ne cessait de donner à son ancienne alliée[1].

Ces plaintes, au lieu de toucher Frédéric, ne firent que l’irriter, — on dirait volontiers, — l’agacer au plus haut degré. Il voyait décidément plus clair que d’Argenson dans le jeu qu’on suivait à Dresde. Ses informations, toujours exactes, ne lui laissaient rien ignorer de l’intimité visible et croissante établie entre Richelieu et le comte de Brühl, et ce n’était pas à lui qu’on pouvait faire croire (comme Richelieu l’écrivait à d’Argenson) qu’il ne s’agissait entre eux que de rivaliser de magnificence pour les fêtes du mariage de la dauphine. Richelieu ne s’avisait-il pas de prendre parti contre lui pour la Saxe au sujet de certains différends survenus pour l’exécution du dernier traité ? Évidemment on l’avait trompé, on avait voulu lui faire croire que le mariage et l’ambassade étaient destinés à servir ses intérêts dans le nord de l’Allemagne. Ambassade et mariage, au contraire, tout était mis à profit contre lui, et les regards n’étaient plus tournés que vers l’Autriche[2]. D’Argenson était-il dupe ou complice de ce manège ? Qu’importait ! S’il n’avait pas l’esprit de s’en apercevoir ou le crédit suffisant pour y mettre un terme, à quoi bon ménager un ministre que ses propres agens raillaient à sa barbe ? Le parti fut donc pris de ne pas attendre sa disgrâce imminente et de lui signifier nettement son congé. — « Si le marquis d’Argenson, lui fit-il dire, a la bile si facile à aigrir, je ne lui ferai plus aucune confidence ni ouverture… Vous pouvez lui faire remarquer qu’il ne me convient nullement d’être le don Quichotte de la France ; c’est une erreur de croire que je ne puis respirer sans la France. L’amitié du roi de France sera toujours un objet de mes plus chers désirs ; mais tout ce que j’en attends, c’est principalement d’avoir la garantie de toutes les puissances contractantes lorsqu’on parviendra à faire la paix générale. Pour le reste, je ne vois pas de raison de me mêler de toutes les affaires de la France. » Et il engageait en même temps son envoyé à se mettre d’avance dans les bonnes grâces du maréchal de Saxe et de Paris-Duverney, puisque c’étaient eux qui auraient la plus grande influence dans le changement, devenu inévitable[3].

C’était le coup de grâce : d’Argenson n’eut pas le temps de le

  1. Chambrier à Frédéric, 2 janvier 1746. — D’Argenson à Valori, même date. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Droysen, t. III, p. 282.
  2. « J’apprends, écrivait-il un peu plus tard à Chambrier, que le duc de Richelieu a été fort satisfait du comte de Brühl, sa trop grande vivacité ayant succombé aux paroles emmiellées et trompeuses de ce dernier. » — Pol. corr., p. 309.
  3. Pol. corr., Frédéric à Chambrier, t. v, p. 272, 280, 288, 291. — Droysen, t. III, p. 288, rapporte comme un fait certain le charme exercé par Brühl sur Richelieu.