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même l’impatience que cause parfois le spectacle de si rares qualités dépensées sans fruit, on ne se sépare pas volontiers d’un guide si intéressant à suivre, même dans les fausses voies où on le trouve engagé. Puis, après avoir feuilleté de gros volumes, souvent insipides, des correspondances diplomatiques, quelle joie n’était-ce pas d’apercevoir en marge d’une dépêche insignifiante une note écrite d’une main pressée, dont le trait saccadé, qui n’est pas méconnaissable, trahit la vivacité de la pensée ! C’est, ou l’élan d’un sentiment généreux, ou une saillie qui peint toute une situation au naturel. Rien de convenu, rien d’officiel, la vieille feuille jaunie s’anime : ce n’est plus un diplomate qui calcule, ni un ministre qui ordonne : c’est un causeur brillant qui suit la fantaisie de sa pensée et qu’on se plaît à écouter.

Il semble que malgré le concert d’attaques dont il venait d’être l’objet, ceux-mêmes qui applaudissaient à la chute de d’Argenson ne purent se défendre de rendre hommage à l’intégrité de son caractère. La haine s’arrêta dès qu’elle fut satisfaite, parce que, s’il avait gêné plus d’une ambition, il n’avait fait tort à aucun droit. Comme on ne craignait de sa part aucune intrigue contre ses successeurs, on ne prit pas la précaution ordinaire de l’envoyer en exil méditer sur ses disgrâces, de larges pensions lui furent conservées. — « La clameur publique, dit Luynes, contre M. le marquis d’Argenson n’est pas l’effet d’une prévention particulière, car il n’a pas d’ennemis. Tout le monde convient qu’il est honnête homme, qu’il a de très bonnes intentions et qu’il veut le bien : mais il n’a pas les talens nécessaires pour l’accomplir. »

Le jugement le plus sévère que je rencontre parmi les témoignages contemporains, qui l’aurait cru ? c’est celui de Frédéric. Non pas qu’il se soit fait faute de s’associer publiquement aux regrets éprouvés par la coterie lettrée et philosophique qui perdait dans le ministre son protecteur et dont il tenait à ménager la popularité déjà croissante. Quand le changement opéré à Versailles fut connu à Berlin, le jeune marquis de Paulmy y était venu, après sa mission de Saxe finie, afin de présenter ses nommages au grand homme du jour, en achevant son tour d’Allemagne. Il était logé et choyé au palais et on l’avait même présenté à l’académie nouvellement fondée (sur le modèle de celle de Paris), où il fit, dit Valori, un très beau discours : ce fut donc là qu’il fallut lui apprendre la disgrâce paternelle. Frédéric ne négligea rien pour lui adoucir le coup, et les soins qu’il lui prodiguait furent plus empressés et plus délicats le lendemain que la veille. Mais il n’en écrivait pas moins en même temps à Chambrier : — « Je suis d’opinion que la France n’a pas perdu grand’chose au marquis d’Argenson, je ne saurais