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de Bénarès, et plus tard, quand nous en serons dignes, avoir notre parlement, une assemblée nationale élue par un suffrage à plusieurs degrés; tout cela, bien entendu, petit à petit et sans nous séparer du grand empire britannique, de l’Angleterre, à qui nous devons d’être entrés dans le « monde civilisé. » Il ajoute qu’il est « aryen, » cela est aussi clair et sûr pour lui, qu’il est sûr et clair que je suis Français. Par suite, il s’estime l’égal de tout Européen, et certainement il est supérieur à beaucoup d’Européens par l’intelligence, l’instruction, les manières.

Pourtant il est trop Anglais ; trop visiblement, l’Anglais est pour lui le modèle idéal de l’humanité. Une copie aussi parfaite n’est pas naturelle. Et puis tout cet étalage européen jure avec sa jupe blanche, avec certaines nuances asiatiques de sa physionomie. De même on aime mieux un Chinois avec une tresse et une robe bleue qu’un Japonais en jaquette et en chapeau melon. On se défie de l’adresse étonnante avec laquelle les personnages à peau jaune ou à peau noire nous imitent, et on se demande si l’imitation va plus loin que la surface, si le fonds ne reste pas mystérieusement mongol ou nègre. Certainement celui-ci travaille à m’étonner par la froideur de son débit, par la raideur de son maintien, par la lenteur nonchalante du geste dont il prend une cigarette égyptienne dans son étui d’écaille blonde...


Il est drôle, ce petit chemin de fer sur lequel compte mon ami l’avocat pour amener la civilisation au fond des forêts de cocotiers; un joli joujou, un gentil chemin de fer de poupée et qui ne doit pas effrayer beaucoup l’éternelle végétation de l’équateur. La machine ne brûle pas de vilaine houille noire, mais des bois odoriférans. Nous nous faufilons sous les grands arbres, dont les palmes font une voûte verte au-dessus de la ligne. Il y a de charmantes stations qui ne rappellent que de fort loin nos gares de France, petites cabanes toutes roses et bleues de fleurs grimpantes, enfouies sous les grandes plantes lisses. Point de buffet; mais des éphèbes sveltes et bronzés, en robes éclatantes, passent lentement, nous tendent, avec un sourire, des paniers remplis d’ananas, de mangues, de grosses bananes en grappes roses, ou bien de jeunes cocos jaunes qu’ils ouvrent lestement en trois coups de hache et dont on boit à même l’eau fraîche et parfumée.

Nous courons dans le pays bas, humide sous l’interminable forêt marécageuse. Cette terre est une boue végétale qui, infatigablement, enfante ces multitudes de grands arbres primitifs et sauvages. La lumière ne les pénètre pas : leurs verdures sombres se reflètent dans la noirceur des flaques mornes. Entre leurs troncs serrés l’air obscur dort lourdement. Les pieds dans l’eau tiède, la