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vaporeuse terminée tout là-bas par un peuple fantôme de crêtes et de sommets. Brusquement, sans qu’on ait vu de crépuscule, la nuit tombe, et les forêts et les horizons s’engloutissent dans l’ombre subite comme un songe lumineux qui fond tout entier...

Maintenant, toutes les étoiles de l’équateur s’allument. — Un grand silence où remuent quelques bruits tristes, hululemens grêles et plaintifs, sortis des forêts invisibles, bourdonnemens d’insectes. Ces minutes sont chargées d’une mélancolie indicible et voluptueuse: certaines suites de sous serrent ainsi le cœur, sans qu’on sache pourquoi, traversent l’âme de ce tressaillement étrange et profond. Tout d’un coup, on se sent si loin, si perdu dans le calme indifférent de cette nature immense. On se détache du groupe naturel auquel on appartient, patrie, société, famille : l’illusion qui fait la vie se défait, et l’on se retrouve seul, apparition sortie pour un instant de la nuit, agitée sur la surface de l’être incompréhensible.

Des millions d’étoiles, d’étoiles vivantes emplissent l’espace de leur frissonnement. En bas, les silhouettes silencieuses, les fantômes géans des fougères et des arbres inconnus semblent un rêve. L’air est plein du bruissement des grands insectes du sud. Dans les ténèbres des mouches de feu zigzaguent, et l’on se penche pour saisir très loin, à peine perceptible, une musique sauvage, une sonnerie étrangement rythmée de trompettes et de gongs, annonçant l’offrande des fleurs dans quelque temple de village perdu.


Comme j’approche de Kandy, la route se peuple. Dans la nuit, des hommes et des femmes se pressent vers la ville. Là-bas, dans le silence, l’étonnante mélopée bouddhiste les appelle à travers les jungles, et ils sont sortis je ne sais d’où, de toutes les petites cases dispersées dans les fourrés, cachées sous les grandes plantes.

Vite, mêlé aux bandes silencieuses des fidèles chargés de fleurs, je traverse Kandy presque invisible dans la nuit épaisse. Nul autre bruit que la pulsation des gongs qui emplit la ville. A côté de l’étang noir, sur le grand portique, les monstres veillent toujours et l’entrée des jardins est gardée par des prêtres qui silencieusement reçoivent les offrandes. Nous passons sous une grille d’argent, et nous voici dans l’ombre d’une grande salle où de petites lampes sacrées font des lumières mystérieuses. Des parfums montent de cent cassolettes, s’épandent en nappes bleuâtres qui flottent immobiles, et cet encens lourd, assoupissant, donne à toute la scène je ne sais quoi d’irréel et de fantastique. Çà et là, demi-visibles dans l’obscurité, des silhouettes inquiétantes de grands Bouddhas, Bouddhas couchés, Bouddhas accroupis, qui reposent au-dessus des fleurs.