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aurait dit : « Je pense, donc je ne suis pas. » Car qu’est-ce que la pensée, sinon une série de changemens, une suite d’événemens différens? Selon les psychologues modernes, elle n’est pas autre chose. Un mécanisme qu’ont étudié Stuart-Mill en Angleterre et M. Taine en France crée en nous l’illusion du moi substance, la plus pernicieuse de toutes, disent les bouddhistes, le principal piège que nous dresse Mara le tentateur; car elle est le lien qui nous attache aux choses, le grand mirage qui nous arrache à l’immobilité et à l’indifférence pour nous jeter dans l’action et nous pousser en avant. Le bouddhisme l’appelle hérésie, hérésie de l’individualité (sakkaya ditthi).

Une fois admis qu’il n’y a dans le monde qu’un écoulement d’apparences, que ni en nous, ni en dehors de nous, rien ne persiste, la pratique devient claire. Ce moi, qui lui semblait si important, l’homme le reconnaît pour une illusion. Aussitôt il est affranchi, il n’aspire plus à continuer ce moi, il cesse de faire effort et de désirer, il a perdu la soif de la vie et, par là, il s’est dérobé à la douleur. Car d’où vient la douleur? Précisément de ces événemens qui constituent l’existence personnelle, naissance, vieillesse, maladie, décrépitude, mort. Et pourquoi donc ces événemens sont-ils souffrance? Parce que l’illusion du moi, d’où sort la volonté de vivre et de persister dans notre être, créant le désir et la crainte, nous fait repousser ces événemens et désirer leur contraire. Déracinons en nous cet amour de l’être, et, cessant de vouloir, d’agir, de penser, échappant à la loi universelle du changement, nous deviendrons inaccessibles à la douleur, qui procède du changement. « Celui-là qui dompte cette méprisable soit d’être, la souffrance le quitte comme les gouttes d’eau glissent de la feuille de lotus.» Suit l’énumération des voies qui conduisent à cet état parfait : la première, qui détruit l’hérésie de l’individualité et la croyance à la nécessité des rites et des cérémonies; la seconde, qui dissout toute passion, toute haine, toute illusion ; la troisième, qui efface les derniers vestiges de l’amour de soi; la quatrième, ou voie supérieure des arahats, c’est-à-dire des hommes affranchis par l’intuition et qui ont cessé d’aspirer à toute existence, matérielle ou immatérielle.

Arrivé là, l’homme s’est abandonné : il ne gravite plus sur soi, il n’est plus un centre d’attraction, une force égoïste qui travaille à persister. Il peut se donner aux autres, et la charité, la pitié pour la souffrance d’autrui pénètrent en son cœur. « Comme une mère, au risque de sa propre vie, défend son fils, son fils unique, qu’il cultive un amour sans bornes pour tous les êtres, un amour sans bornes pour l’univers entier; que cet amour s’épande autour de lui, au-dessus de lui, au-dessous de lui, pur du sentiment rival de