Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Léonard. Dans son épître-programme à Ludovic, il se déclare prêt à entreprendre l’exécution du Cavallo, c’est-à-dire de la statue équestre. Il se mit effectivement à l’œuvre. Mais personne ne s’entendait moins que lui à mener les choses rondement; Ludovic, (le son côté, n’avait pas assez de fermeté pour s’en tenir au projet une fois adopté ; nul doute que Léonard ne l’ait ébloui à chaque entrevue par des combinaisons nouvelles. Les projets, en effet, succédaient aux projets; il fut tour à tour question d’élever la statue sur un vaste soubassement, soit circulaire, soit rectangulaire, en forme de rotonde ou en forme d’arc de triomphe; de creuser dans ce soubassement une cavité qui devait recevoir la statue couchée du défunt, etc. En 1490 encore, Léonard inscrivait sur un de ses registres : « Aujourd’hui, j’ai commencé ce livre et recommencé le cheval. » Assurément, rien n’est, d’ordinaire, plus compliqué ni plus long que l’exécution d’une statue équestre (Donatello avait employé neuf ans à celle de Gattamelata; Verrocchio était mort au bout de huit ou neuf ans sans avoir terminé la sienne). Mais le temps consacré par Léonard à son travail, — seize années entières pour exécuter rien que le modèle en terre, — dépasse toutes les limites de l’invraisemblance. Comme Michel-Ange pour le tombeau de Jules II, il eût pu appeler la statue de François Sforza la tragédie de sa vie.

Conformément à ses habitudes d’homme de science, avant de prendre en main l’ébauchoir, Léonard voulut recueillir sur le cheval en général, et sur les statues équestres en particulier, toutes les informations imaginables. Quoiqu’il connût à fond le noble art de l’équitation, il y a gros à parier que, pour la circonstance, il reprit la question ab ovo, et que des semaines, des mois, peut-être des années se passèrent en expériences sur l’anatomie et la locomotion hippiques. L’examen des statues équestres antérieures aux siennes, — ce que l’on pourrait appeler la bibliographie du sujet, — ne l’occupa pas moins. Les principaux modèles qu’il consulta furent les chevaux de Monte-Cavallo, à Rome; la statue équestre de Marc-Aurèle, dans la même ville; les quatre chevaux de Venise; et enfin la statue de Gattamelata, élevée par Donatello à Padoue. Quant aux travaux exécutés par son maître Verrocchio, à Venise, en vue de la statue du Colleone, ils ne purent lui être que d’un faible secours ; commencés en 1479, ainsi quatre ans avant la statue de François Sforza, ils étaient loin d’être terminés en 1488, date de la mort de Verrocchio.

Je n’entreprendrai pas de retracer ici les vicissitudes, la lamentable odyssée de la statue équestre de François Sforza. Ce travail a été mené à bonne fin, il y a peu d’années, par M. Louis Courajod, dans un volume spécial, auquel je renvoie le lecteur. Il suffira