Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/131

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux; un autre, en se retournant, un couteau à la main, renverse un verre sur la table ; un autre pose les mains sur la table et regarde ; un autre souffle à pleine bouche ; un autre se penche en avant pour voir l’orateur en se faisant une visière avec la main ; un autre, se reculant derrière celui qui se penche, regarde dans l’intervalle compris entre le mur et l’apôtre penché. »

En comparant ce projet à la peinture, on s’aperçoit que la Cène devait contenir, à l’origine, un assez grand nombre de traits réalistes, peut-être même un peu familiers pour un sujet aussi solennel ; au fur et à mesure qu’il avançait, l’artiste les supprima. C’est ainsi qu’il fit disparaître le geste par lequel un des apôtres remettait en place le verre dans lequel il avait commencé à boire, de même le geste de l’apôtre tenant un pain coupé en deux; des deux couteaux mentionnés dans la note, un seul subsiste dans la composition définitive : celui que tient saint Pierre. Plus d’apôtre, non plus, se faisant une visière de sa main. — Bref, l’action, sans cesser d’être aussi vive, aussi dramatique, est devenue plus imposante, a gagné en élévation.

Au projet qui vient d’être analysé se rapporte sans contredit un dessin de la bibliothèque de la reine à Windsor (n° 80), dans lequel on voit un disciple se faisant une visière de sa main. On découvre en outre dans le même dessin saint Jean, la tête posée sur la nappe, et un autre disciple s’approchant, en s’inclinant, du Christ : Léonard a donc songé un instant à représenter l’institution de la communion, thème traité si souvent par les artistes byzantins et que Justus de Gand encore avait illustré peu d’années auparavant dans un tableau peint pour le duc d’Urbin.

Sur la même feuille, un croquis, dont il est difficile de dégager l’intention, nous montre une dizaine de personnages assis à table, avec Judas relégué tout seul du côté opposé, comme s’il était d’ores et déjà exclu de la communion des disciples. Un peu plus tard, cependant, Léonard rompit sur ce point avec la tradition : au lieu de placer, comme ses devanciers. Judas à un des côtés de la table, où il se trouvait absolument isolé, comme une brebis galeuse, il pensa qu’il serait infiniment plus dramatique de placer le traître à côté de la victime, et il tira de ce rapprochement un coup de théâtre merveilleux, cette explosion de surprise ou d’indignation parmi les disciples au moment où le maître révèle la trahison.

En résumé, la donnée primitive avait quelque chose de violent : l’artiste a successivement tempéré et discipliné les gestes, et c’est au spectacle de cette force condensée et latente qu’il a dû son plus éclatant triomphe.

Aux esquisses pour l’ordonnance générale font suite celles pour