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MM. Ferri et Lombroso emploient un argument dangereux. À ceux qui leur présentent des gens honnêtes offrant les particularités caractéristiques et l’organisation physiologique des criminels, ils répondent : — « Qui sait ? ces honnêtes gens sont peut-être, au fond, des voleurs ou des homicides. » — Laissons parler M. Ferri lui-même dans ses Nouveaux horizons : — « Un homme peut être honnête, au sens du Code pénal, c’est-à-dire n’avoir jamais volé, tué, violé, et cependant n’être pas normal. Chez les individus des classes élevées, les instincts criminels peuvent être refrénés par l’influence du milieu (richesse, pouvoir, crainte de l’opinion, etc.). Combien qui n’ont pas volé parce qu’ils ont vécu au milieu des richesses, et qui, s’ils étaient nés pauvres, auraient encombré les prisons ! » — Il ne sera pas commode, avec un tel procédé, de faire parler la statistique, ou plutôt cette science exacte deviendra la science inexacte par excellence. Mais qu’on y prenne garde ! si certaines anomalies ne conduisent pas fatalement au crime comme d’autres conduiraient à la phthisie, à l’épilepsie, etc., l’analogie ne serait donc pas complète entre les facteurs du mal physique et les facteurs du mal moral ! n’allons-nous pas retomber dans les « incertitudes de la métaphysique » et ne rouvre-t-on pas (que l’anthropologie me pardonne cette proposition téméraire !) la porte à l’ennemi, c’est-à-dire au libre arbitre ? Quoi ! je pourrais, sous certaines impulsions, quelles que soient la longueur de mes bras ou de mes mains, la couleur de mes yeux ou de mes cheveux, en dépit du goitre ou du nez tordu, triompher du penchant qui m’entraîne au mal ! Je ne dispose pas, sans doute, de ces influences extérieures et de ces causes sociales ; mais je serais capable de m’y prêter, par conséquent, de les utiliser ! Je concède encore à M. Marro que ces causes jouent un rôle secondaire ; mais si les causes secondaires, à un moment donné, l’emportent et si le mal est évité, comment tout attribuer à l’aveugle jeu des forces naturelles, comment supprimer la liberté, c’est-à-dire l’homme lui-même ?

La comédie moderne a quelquefois raillé la statistique et les statisticiens. Le docteur Marro semble avoir pris à cœur de justifier ses plus fines épigrammes en donnant une explication nouvelle de la criminalité[1]. Des observations minutieuses lui paraissent établir que les malfaiteurs comparés aux hommes « normaux » sont des gens conçus dans des conditions défavorables eu égard à l’âge trop précoce ou trop avancé de leurs parens. Phénomène remarquable ! « les progéniteurs trop jeunes abondent surtout dans la parenté des voleurs, les vieillards dans celle des escrocs et des

  1. I caratteri dei delinquenti, par., II, ch. XIII.