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nez au fil de l’eau, et la lumière est bien belle sur leurs pauvres ventres usés dont la courbe a la sinuosité du flot. Ils ont peiné solitairement, perdus au large dans les océans noirs, secoués dans leurs membrures, dressés sur les lames mauvaises, tombant dans les creux traîtres avec des chutes sourdes, heures patientes de souffrance obscure... Aujourd’hui que leur sommeil est paisible sur le sein splendide et frémissant du fleuve!

Activité grandissante : on sent l’approche d’une grande ruche humaine. Passent de lourdes gabarres, plaquant leurs larges panses sur la pesante eau brune, penchées sous l’effort de la voile tendue, l’homme de barre, debout à l’arrière, noir sur la pâleur du ciel. Tout alentour l’eau est jaune, sirupeuse, et les vagues, soulevées en sinuosités claires, serpentent sur le fond, plus sombre. Un grand steamer de Liverpool nous croise, haut sur l’eau, long de cent cinquante mètres, tout noir, et sa grande muraille se dresse comme une forteresse de fer. On entrevoit un peuple anglais, des visages affairés, des hommes en flanelle blanche, des jeunes filles en casquettes de drap, des soldats rouges...

Encore des palmes, des cocotiers qui font un contraste singulier avec les grandes fabriques jaunes, les usines fumantes, toutes pareilles à celles qui noircissent la grisaille de notre ciel du Nord. Tout d’un coup le fleuve tourne ; une forêt de mâts paraît, et, derrière de hautes maisons, Calcutta toute blanche, tout étincelante de lumière.


23 novembre.

Trois jours à Calcutta. Je n’ai rien vu, ahuri par la foule, accablé par la chaleur. Une chose surnage, la sensation du blanc : lumière blanche, maisons blanches, foule vêtue de blanc qui ruisselle à travers les rues. Ceci ressemble à Colombo ou à Pondichéry, comme Londres ressemble à une paisible ville de province. Au nombre des magasins, des bureaux, des banques, des voitures, aux affiches qui couvrent les murs, on se croirait dans Holborn, à Londres, ou à Paris, près de la Bourse. Seulement dans les rues, au lieu d’Européens en redingote noire et en chapeaux tubes, une multitude bruissante de menus et maigres Bengalais couverts de mousseline blanche, délicats, féminins de traits, non pas indolens, assoupis comme à Ceylan, mais actifs, nerveux, rapides, frémissans de vie. Ici comme à Londres, depuis les vendeurs de crayons agenouillés en rang sur les trottoirs jusqu’aux gras babous affaissés dans leurs calèches, tout le monde est lancé à la chasse de l’argent ; on sent que cette ville est une des places commerciales, un des grands marchés du monde.