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en lettres chinoises sur de vieilles bandes d’étoffe. Sort d’un coin sombre où je ne l’avais point vu, tapi, un être jaunâtre, un bonze qui vient tourner autour de nous, qui nous fait de profonds saluts en portant les mains à son front. Il est horrible et lamentable, ce bonze, un vrai monstre, tous les traits tatares exagérés, les yeux saignans et pas de menton, la bouche se perdant dans les plis flasques du cou jaune, la figure abrutie et rigide.

A la porte, une rangée de cylindres à prières que le Thibétain guette depuis quelques instans. Furtivement, il s’est avancé, et avec un sourire énigmatique, un à un, sans se presser, voici qu’il fait tourner tous les cylindres. A quoi songe-t-il, tandis qu’à voix basse il marmotte ses gutturales ? Quel est le sentiment obscur qui a dicté son geste ?

A l’intérieur, dans l’ombre, derrière une vitrine, la vague ébauche d’un Bouddah assis, non pas souriant et calme, mais grimaçant d’une grimace mongole. Devant lui, sur un autel, des offrandes, pauvres offrandes, non des fleurs somptueuses comme à Ceylan, mais des grains de riz, de l’eau, et, dans de vieilles bouteilles anglaises qui ont contenu du gin et du whiskey, de maigres plantes séchées. Tout cela sent une misère primitive et sauvage. Sur les murs de très vieilles fresques s’écaillent, de très anciennes peintures bleuâtres où se pressent les monstres de l’imagination mongole, ventres énormes, têtes bouffies, yeux saillans, bouches tordues… Darjeeling prononce le bonze, en me montrant l’un d’eux, un autre est la Kitchijunga. Par quelle mystérieuse association d’idées, la grande forme simple et noble a-t-elle pour symbole ce dragon difforme et compliqué ? Quel genre d’émotion vague, de terreur ou de tristesse sa vue a-t-elle donc soulevé chez les ancêtres ?

Dans la patte jaune que tend sournoisement le pauvre lama, je glisse quelques annas, et nous laissons le petit temple de boue à l’ombre de ses drapeaux sacrés, sous la protection des mille prières qui flottent au vent, suspendu tout seul au bord du grand cirque brumeux…


Ce soir, les nuages emplissent tout, et les vapeurs grises noient les vallées qui vont vers l’Inde ou vers la Chine. Très loin, dans l’ouest, des lueurs roses traînent venues on ne sait d’où… Aux flancs noirs des montagnes, sur le peuple des crêtes, c’est une procession monotone et lente de choses grises qui rampent sans se lasser. Dans cette vapeur pâle, les contreforts inférieurs entre-croisent leurs lignes noires, et l’on ne distingue rien que des pans superposés de nuit. Et cela fait un infini vague, non de surface comme la mer, mais profond, où s’ébauche un monde obscur, où s’assemblent