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des brahmes à figure blanche se pressent et vous coudoient; des fakirs, assis sur leurs talons, nus, couverts de cendres, le crâne brillant, le regard fixe, immobiles dans le fourmillement universel, semblent de pierre. Les échoppes regorgent d’objets religieux, colliers de fleurs jaunes, chapelets, pierres sacrées, étranges emblèmes phalliques, lingams et yonis. Dans les murs, au-dessus des portes, des niches abritent des dieux difformes, des dieux monstres aux têtes d’éléphans, et dont les corps d’androgynes sont enlacés par des serpens. Çà et là, des puits, d’où monte une odeur fétide de fleurs pourries, sont habités par des dieux, et autour d’eux la foule se serre plus dense. Sur les murailles, des peintures bleues racontent la mythologie hindoue; les temples sont ceints d’une guirlande de dieux obscènes, et au milieu des rues, comme si les idoles, trop nombreuses, débordaient des temples trop rares, de petits autels soutiennent le gras Ganesh ou la monstrueuse Kali. On glisse dans un fumier de fleurs, on avance dans une boue étrange faite d’ordures, de jasmins sacrés qui pourrissent dans cette eau du Gange, dont on asperge tous les autels, et du sol gluant monte une extraordinaire et fade senteur. Au milieu de la multitude humaine, des singes gambadent ou jacassent, accrochés à des toits, et les vaches vont, libres, mangeant des fleurs. Et c’est la même sensation d’ahurissement et de vertige que lorsqu’on lit les vieux poèmes hindous qui font défaillir l’esprit par l’accumulation des myriades de millions de siècles, par l’énumération infinie des dieux, des élémens, des plantes, des animaux qui tourbillonnent et s’enlacent. Toutes nos habitudes d’esprit sont renversées. Imaginez que vous débarquez dans un pays où les hommes marcheraient sur la tête. Cette race pense, sent, vit d’une façon contraire à la nôtre, et la première idée, quand on arrive à Bénarès, c’est que le délire y est normal.


30 novembre.

Levé à cinq heures. — A six heures et demie, je suis sur la rivière. — Fraîche lumière matinale, blanche à l’horizon comme de l’argent fluide. Le large Gange étale sa poitrine brune, roule son onde bourbeuse et clapotante entre des étendues désertes de sables et une lieue de temples, de palais, de mosquées, de murs de marbre dont la file se fond au loin dans une brume rose. — Les vastes degrés descendent noblement jusqu’au fleuve, et leurs lignes parallèles font une large surface oblique, tout éblouissante de lumière. — Dans cette clarté, grouille le peuple hindou, pèlerins, fidèles, prêtres, qui viennent accomplir leurs dévotions matinales, adorer le Gange et le Soleil levant. Ils sont là par milliers, vieux brahmes