Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par mon fil soit acceptée par les hommes de ma race qui n’ont pas laissé de fils. »

Par cette prière s’achève le service du matin. A présent, dites-vous que ce culte est journalier, que ces formules doivent être prononcées, ces gestes accomplis avec une précision mécanique, que si le fidèle oublie la cinquantième des incarnations de Vichnou qu’il doit figurer avec les doigts, que s’il bouche sa narine gauche au lieu de sa narine droite, la cérémonie tout entière perd son efficacité, que, pour ne point s’égarer à travers la multitude des paroles et des gestes rituels, il doit user de moyens mnémotechniques, qu’il y en a cinq pour se rappeler telle série de formules, que son attention, toujours tendue et portée sur la partie extérieure du culte, ne laisse pas à l’esprit une minute pour rêver au sens profond de quelques-unes de ces prières, et vous comprendrez la scène extraordinaire que les bords du Gange présentent tous les matins à Bénarès : cette foule anxieuse et démente, ces gestes pressés et pourtant méthodiques, cette agitation rapide des lèvres, les yeux fixes de ces hommes et de ces femmes qui, debout dans l’eau, semblent ne point voir leurs voisins et compter intérieurement comme dans une fièvre. Songez qu’il y a des cérémonies semblables l’après-midi et le soir, et que, dans l’intervalle, dans la rue, à la maison, à l’heure des repas, à l’heure du coucher, des rites pareils, aussi minutieux, poursuivent le brahme, tous précédés par les exercices de la respiration ; renonciation de la syllabe AUM, l’invocation des principaux dieux. On calcule qu’entre l’aube et le milieu du jour il n’a guère plus d’une heure pour se reposer du culte. Après les grandes puissances naturelles, le Gange, l’Aurore, le Soleil, il va honorer dans leurs temples les dieux figurés : le Lingam, qu’il arrose ; les arbres sacrés dont il fait le tour ; les vaches, auxquelles il offre des fleurs. Chez lui, de nouvelles divinités le réclament et lesquelles! Cinq pierres noires qui représentent Siva, Ganesh, Surya, Devi, Vichnou, disposées suivant les points cardinaux : l’une au nord, l’autre au sud-est, la troisième au sud-ouest, la quatrième au nord- ouest, la dernière au milieu, cet ordre changeant selon que le fidèle considère tel ou tel dieu comme le plus important ; puis une coquille, une sonnette à laquelle, prosterné, il offre des fleurs, un vase enfin dont la bouche contient Vichnou, le cou Rudra, la panse Brahma, tandis qu’au fond dorment les divines mères, c’est-à-dire à la fois le Gange, l’Indus et la Jamuna.

Tel est le culte ordinaire d’un brahme de Bénarès, et les jours de fête ce culte se complique. Depuis la grande époque du brahmanisme il est le même. Telle ou telle pratique a pu changer, mais l’ensemble a toujours été aussi tyrannique et aussi extravagant. Déjà,