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paisiblement au milieu des hommes, des paons bleus qui errent par la ville, voici des hôpitaux de bêtes malades où l’on soigne des chiens, des gazelles, des aigles, toutes les créatures animales qui souffrent. N’est-ce pas là un signe de la douceur et de la bonté foncière de ces Hindous ? Pourtant, en 1857, ils ont surpassé les Peaux-Rouges en cruauté, et, bien que les sacrifices humains aient disparu sous la domination anglaise, on trouve encore des cadavres d’enfans devant l’autel de la hideuse Kali. L’amour est inconnu dans l’Inde. On marie des enfans de neuf ans, puis on les sépare pour ne les rapprocher qu’à l’âge de la puberté. Dès lors, la femme est cloîtrée. Saut ses parentes, nul ne la voit : défense aux amis de faire allusion à son existence, même de la façon la plus vague, de dire par exemple : « Comment va-t-on chez vous ? » Si le mari apprend qu’elle a vu un parent, qu’elle a parlé à son frère, il la flétrit : il peut lui couper le nez. Veuve, elle devient un paria, un objet de mauvais augure dont on se détourne avec abomination. L’homme marié n’est pas tenu à la fidélité, pas même à la décence la plus extérieure. On étale au grand jour ce que nous entourons de tant de barrières et de réserves : aucune loi religieuse ne commande d’en faire un mystère. Bien plus, les prostituées forment une caste reconnue, leur métier est un devoir sacré, et dans le sud chaque temple a sa troupe de bayadères. Selon les saktistes qui adorent « l’énergie de Siva, » c’est-à-dire a la force qui développe le monde, » nul acte n’est supérieur à celui qui symbolise la production de l’univers, l’union de Prakriti et de Purusha, de la Matière et de l’Esprit. Aux époques de fêtes, les initiés s’assemblent. Ces jours-là, les distinctions de caste et les liens de parenté disparaissent. Hommes et femmes revêtent un caractère mystique, ils ne sont plus des êtres particuliers et bornés, mais des incarnations directes de Siva et de Kali. « Tous les hommes sont moi-même, » a dit le dieu à la déesse. Après avoir bu du vin et des liqueurs enivrantes, mangé du poisson, de la viande, du riz, hommes et femmes célèbrent l’union de Kali et de Siva. À ce moment, le fidèle sent tomber les limites qui l’enfermaient dans sa personne, il s’absorbe dans Siva, il s’identifie à l’âme du monde. Ce culte est « la voie qui conduit à la plus haute forme de salut, à l’anéantissement dans l’Être suprême. » Qui le connaît mérite le nom de Siddha, c’est-à-dire d’être parfait, qui l’ignore est un Pam, c’est-à-dire une « bête, » un être impur. Car, dit un texte, il n’y a de salut que par l’usage des liqueurs qui enivrent, de la viande, et par l’union avec les femmes. Énormité qui fait mesurer la distance qui nous sépare de ce monde hindou. Certes tous les Hindous ne pratiquent pas le culte saktiste, mais rappelons-nous que ces notions qui nous paraissent inconcevables ou monstrueuses habitent familièrement