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bien fait pour terrifier les malheureux qui sont obligés d’y venir chercher un des leurs. L’affreuse impression se propage dans la foule, et l’on ne s’explique que trop la lutte désespérée que soutiennent dans certains cas les familles contre les exigences de la justice. Celle-ci n’a pas toujours la main également lourde; sa rigueur est sujette à des défaillances, et les exceptions ne font que rendre la loi plus dure à ceux qui sont forcés de la subir.

J’ai assisté dans cet ignoble hangar à une scène lugubre. Un cadavre était là dans son cercueil encore ouvert; autour de lui un commissaire de police et tout le personnel de la Morgue attendaient en faisant les cent pas. Il s’agissait d’un parfait honnête homme dont le seul tort avait été de s’interposer entre un assassin et sa victime qui vidaient ensemble une querelle assez sale. Sa générosité lui coûta la vie. Après une opération chirurgicale tentée in extremis dans un grand hôpital de Paris, après une longue agonie, malgré les supplications d’une jeune femme et de toute une famille, malgré l’intervention du directeur de l’hôpital qui offrait son cabinet pour faire l’autopsie, le cadavre fut transféré par ordre à la Morgue. La famille venait le reconnaître. On avait donné un coup de balai sur les dalles, rien de suspect n’y traînait, mais à quelques pas du cercueil s’en trouvaient d’autres, et à travers les joints des couvercles improvisés les parens de la victime en voyaient assez pour deviner le reste. N’étaient-ils pas en droit de croire que le corps qu’ils n’avaient pu arracher à la Morgue y avait traîné dans une promiscuité honteuse parmi les pendus et les noyés, avec les restes de la malheureuse domestique cause de tout le mal, abandonnée des siens et de tous, et qui, elle aussi, se trouvait à deux pas de là? Ces apparences sont d’autant plus fâcheuses qu’en réalité tout est combiné pour éviter une promiscuité qu’on n’empêchera jamais le public de considérer comme la dernière des infamies.

Dès qu’un cadavre est apporté, il est examiné par le médecin de service et par le greffier au double point de vue de son état de conservation et de son identité.

Tout cadavre dont la putréfaction est commencée doit d’abord être congelé ; après quoi il rentre dans la loi commune à tous les sujets: s’il est inconnu, on l’expose au public; s’il est connu, et c’est le cas le plus général pour les cadavres judiciaires, on le garde simplement en dépôt dans une des alvéoles du frigorifique.

Réparties en trois étages, au nombre de quatorze, ces alvéoles sont encastrées dans une vaste caisse en bois qui occupe tout le fond du hangar. Complètement indépendantes les unes des autres, elles ont la forme d’un parallélipipède rectangle de deux mètres de