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IV.

La Morgue a servi de tout temps aux confrontations judiciaires. C’est là que des milliers de criminels ont été mis en présence de leur victime; c’est là que se passe encore aujourd’hui cette opération qui joue un si grand rôle dans les racontars de la presse, et qui frappe tant l’imagination de la foule. « Pour donner plus d’attrait à son récit, dit M. Guillot[1], le reporter organise une mise en scène où l’on voit la justice se livrer aux plus surprenantes opérations et à de hautes fantaisies d’instruction ; il y a à l’usage de ces récits un certain nombre de clichés fort connus. D’abord, on ne manque jamais de dire que le meurtrier a été conduit à la Morgue et mis en présence du cadavre, qu’il a manifesté la plus violente émotion ou le cynisme le plus révoltant, selon que la nature de l’affaire comporte l’une ou l’autre de ces appréciations; ensuite on raconte que le magistrat a fait représenter la scène où, comme dans un tableau vivant digne du musée Grévin, on reproduit toutes les péripéties du drame, jusqu’au bruit des coups portés par l’assassin, jusqu’aux plaintes de la victime. »

Le malheur est que, le plus souvent, il n’y a pas plus de vérité dans tous ces beaux récits que dans des commérages de concierge : la confrontation est une opération absolument secrète, et si les assistans ont une langue, ils ont de bonnes raisons de la tenir au chaud. Ce n’est que longtemps après que les langues se délient et qu’on peut alors se faire une idée rétrospective des confrontations judiciaires.

Disons tout d’abord que ce n’est, le plus souvent, qu’une simple formalité à laquelle bien des magistrats ne tiennent pas plus qu’à un hors-d’œuvre inutile. Si le coupable avoue, le tête-à-tête macabre est, les trois quarts du temps, superflu ; s’il nie, il est bien rare que la vue de sa victime provoque chez lui autre chose qu’un redoublement de dénégations. La justice a heureusement d’autres moyens beaucoup plus pratiques, quoique infiniment moins dramatiques, pour avoir raison de l’entêtement d’un assassin. Géomay, après avoir fait preuve devant sa victime d’un sang-froid tellement inouï que le magistrat lui-même en fut ébranlé, avouait tranquillement son crime le soir même, entre la poire et le fromage, et le racontait par le menu à l’inspecteur de la sûreté qui trinquait avec lui.

On aurait vite fait de compter, dans les confrontations de ces

  1. Paris qui souffre, ouvrage cité.