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dans le goût de celles que nous voyons encore quelquefois, pendant les luttes électorales, les concurrens se cracher au visage, toutes bouillonnantes d’injures et d’invraisemblances, propres à remuer les foules jusque dans les bas-fonds de leurs passions élémentaires. Boniface fut représenté par les aboyeurs au service de Nogaret, dans la grande assemblée populaire du 24 juin 1303, comme coupable d’avoir nié l’immortalité de l’âme ; de ne croire « qu’en sorciers et en sorceresses ; » de révéler les confessions des pénitens. Les orateurs excitèrent encore davantage l’auditoire en faisant vibrer, comme on dit, la fibre patriotique. « Boniface avait avoué qu’il aimerait mieux être chien que Français. » — « Le pape dit, s’écria un frère prêcheur, qu’il veut détruire le roi et le royaume ; eh bien! nous les maintiendrons! » Les applaudissemens se déchaînèrent : « la plus grande partie de ceux qui étaient présens disaient: Oil, oil, oil ! » Comment ces braves gens n’auraient-ils pas ajouté foi à de semblables réquisitoires? De nos jours, la crudité des accusations n’éveille encore nullement la défiance des masses, qui les avalent et les savourent. Nogaret devait trouver des témoins pour prouver contre le pape, sous la foi du serment, les faits les plus monstrueux, y compris la sodomie, l’homicide et l’athéisme. Comment les hommes du XIVe siècle, dont la psychologie était aussi simple que celle des plus humbles de nos concitoyens actuels, auraient-ils observé qu’un pape n’aurait point choisi, comme confidens de son paganisme ou de sa paillardise, des gens tels que les suppôts produits par Nogaret? Comment auraient-ils réfléchi que les superstitions qu’on lui prêtait, son prétendu culte pour Belzébut, étaient en contradiction avec la philosophie averroïste dont, par ailleurs, on le déclarait sectateur? Aussi bien, les accusateurs de Boniface n’avaient pas eu à se mettre en frais d’imagination : les blasphèmes et les vices qu’ils lui reprochent sont justement ceux que les papes avaient jadis reprochés à l’empereur Frédéric II, à tous les malheureux qu’ils avaient voulu perdre. On y croyait toujours. Et ce vieil attirail de calomnies, décroché dans l’arsenal du saint-siège, ne fut pas encore tellement usé, après que les ministres de Philippe IV s’en furent servis contre un pontife, qu’il n’ait pu encore être remis à neuf pour assommer les templiers.

Nogaret connaissait donc par expérience, dès 1307, l’art de créer contre ses ennemis « un grand mouvement d’opinion. » Mais ce n’était pas seulement un agitateur, c’était aussi un homme d’action, toujours prêt aux coups de force, aux arrestations en masse. Ce sombre fanatique avait mis un tempérament révolutionnaire au service de la monarchie : il fut, comme on l’a dit, « la