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cour; mais que, devenu soldat américain, il se soumettrait, sans nul doute, de bonne grâce aux mœurs et aux privations de l’armée d’une république[1].

Le lendemain, Washington fit l’inspection des forts du Delaware et invita La Fayette à l’accompagner. Il resta auprès de lui jusqu’à ce qu’il eût le commandement d’une division. La cour de France, dont l’embarras, feint ou réel, était grand, avait exigé que les envoyés américains à Paris écrivissent en Amérique pour empêcher que La Fayette ne fût employé dans leur armée. Ils ne pressèrent pas l’envoi de cette lettre, et, quand on en eut connaissance, la popularité du jeune Français, comme on l’appelait, était déjà trop grande pour que cette missive pût produire aucun effet. Il n’est donc aucun genre d’obstacles qui, dès les premiers temps, n’ait été bravé et surmonté par La Fayette pour embrasser et servir la cause américaine.

Cette cause semblait alors très compromise. Les 11,000 hommes réunis autour de Philadelphie offraient un spectacle singulier. Médiocrement armés, plus mal vêtus encore, leurs meilleurs vêtemens étaient des chemises de chasse, larges vestes de toile grise usitées en Caroline. Quant à la tactique, elle n’existait pas. Malgré ces désavantages, c’étaient de solides soldats, conduits par des officiers zélés. La vertu tenait lieu de science militaire, et chaque jour ajoutait à l’expérience et à la discipline. Stirling, plus brave que judicieux un autre général, quoique souvent ivre, Greene, dont les talens n’étaient encore connus que de ses amis, commandaient en qualité de majors-généraux. L’artillerie était sous les ordres du général Knox, qui de libraire s’était fait artilleur : « Nous devons être embarrassés, dit le général Washington, de nous montrer à un officier qui quitte les troupes françaises. — C’est pour apprendre et non pour enseigner que je suis ici, » répondit La Fayette, et ce ton modeste réussit, parce qu’il n’était pas commun aux Européens.

Jusqu’alors les Américains avaient eu à livrer des combats et non des batailles. Au lieu de harasser une armée, disputer des gorges, il fallut protéger une capitale ouverte, manœuvrer en plaine, près d’un ennemi habile. S’il eût écouté les avis de l’opinion publique, Washington aurait enfermé dans Philadelphie et son armée et les destinées américaines ; mais, en évitant cette folie, il fallait qu’une bataille dédommageât la nation. C’est alors qu’eut lieu, à 26 milles de Philadelphie, la bataille de Brandywine. La division centrale, que commandaient les généraux Sullivan et Stirling, et où combattait La Fayette, fut débordée par les troupes du commandant de

  1. Voir Fragmens extraits de divers manuscrits, t. Ier.