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plus ni Rachmed qui est devant, ni les chameaux derrière, je me demande si je ne suis pas seul et si tout le monde n’a pas été englouti par cette formidable marée.

Enfin, au bout de quatre ou cinq heures de cet exercice, on campe. Tout le monde travaille à décharger les chameaux, qui, pendant les quelques heures de jour que nous avons devant nous, vont tâcher de trouver un peu d’herbe. Puis on établit les tentes ; tandis que nous partons en reconnaissance, nos hommes cherchent de l’argol (crottin de yak) et comme il abonde, ils en prennent une provision pour deux ou trois jours. Il en est de même de la glace ou de la neige que nous avons l’habitude de conserver dans des sacs (malgré cette précaution, nous nous sommes trouvés deux fois vingt-quatre heures sans avoir à boire).

On allume péniblement le feu en disposant l’argol par couches en forme de tourelles ; avec quelques copeaux de bois au milieu et un peu de pétrole sur le tout ; un courant d’air constant est entretenu par nos hommes qui agitent le bas de leur robe. Une fois le feu allumé, il faut se procurer de l’eau en faisant fondre la glace ou la neige empilée dans les koumganes (grands brocs) ; lorsqu’elle est fondue, elle doit bouillir, ce qui est assez rapide, vu l’altitude. Mais comme elle entre en ébullition à 72 degrés, le thé n’infuse pas aussitôt. En somme, en comptant l’opération depuis qu’on a allumé le feu, il a fallu trois ou quatre heures d’attente avant d’avoir une tasse de thé, et de quel thé ! Ne soyons pas trop exigeans ! Quant à la cuisine, elle est des plus primitives. Tous les deux ou trois jours, Timour tue un mouton, qu’on découpe en petits morceaux et qu’on enfile sur des broches de fer tenues au-dessus du feu ; les boyaux sont mis à même sur le charbon de crottin ; quand nous avons trop faim, nous mangeons de suite quelques morceaux tout crus avec du sel. Un peu de pain cassé au marteau complète le menu. Parfois, nous avons du gibier ; souvent, d’ailleurs, la viande en est si dure que nous nous y usons en vain les dents sans en venir à bout. Quatre ou cinq tasses de thé nous réchauffent, un morceau de sucre fait le dessert. Les jours de grande fête, je suis chargé de confectionner une bouillie avec de la farine et du cacao : c’est notre Champagne !

Une fois le thé pris, on se serre autour de l’unique bougie pour écrire ses notes avec beaucoup de concision, et, cette opération terminée, chacun disparaît aussitôt sous ses couvertures. C’est qu’on est fatigué, et que, sous l’influence du froid, on dort très bien ; le thermomètre descend parfois, à l’extérieur, jusqu’à 40 degrés au-dessous de zéro. A l’intérieur, la différence n’est que de 5 degrés. On reste alors douze ou treize heures au lit, et néanmoins on trouve toujours qu’il est trop tôt pour se lever.