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et que le salut de Gênes ne pouvait être assuré qu’en mettant Turin en péril ? L’événement, en confirmant ses prévisions, dépassait ses espérances : son système atteignait le but désiré, avant même d’avoir reçu un commencement d’exécution. La menace seule et la peur avaient suffi. Jamais triomphe ne fut plus complet. Par malheur, il ne lui fut pas donné d’en jouir longtemps.

Coup sur coup, en effet, les surprises se succédant d’un jour à l’autre, c’étaient les ordres du roi commentés par tous les ministres qui arrivaient quand toutes les circonstances avaient changé de face et qui venaient faire passer Belle-Isle de l’ivresse de ses espérances à la plus douloureuse consternation. Point de doute, point d’équivoque : ces ordres étaient positifs, le plan favori si bien justifié par un premier succès, on lui commandait d’y renoncer au moment même où tout paraissait le seconder et où il ne fallait plus qu’un dernier effort pour en faire la page peut-être la plus glorieuse de l’histoire de sa vie et de sa famille. Était-ce vrai ? Était-ce possible ? Il éprouva un véritable accès de désespoir. Puis, après l’étonnement et le dépit, vint le tour de la réflexion et de l’incertitude. Quelque précise et impérative que fût l’injonction royale, elle était cependant (le roi l’affirmait expressément) fondée sur un seul et unique motif, l’intérêt de porter secours à Gênes, et ce motif avait disparu, puisque Gênes était libre. Mais, en revanche, ce qui n’avait pas cessé d’être, c’était le péril reconnu et nullement contesté, d’engager une armée nombreuse en terre ennemie, dans des défilés resserrés entre les montagnes et la mer. Ce péril, si évident et si redoutable que, de l’aveu d’un ministre même, les plus grands malheurs en pouvaient sortir, non-seulement la levée du siège de Gênes n’y apportait aucune atténuation, mais la gravité en était par là même notablement accrue. Désormais, en s’avançant dans cette voie pleine d’embûches, on ne rencontrerait plus seulement quelques garnisons impuissantes, quelques avant-postes gardant des passages ; ce serait l’armée autrichienne tout entière qui, n’ayant plus rien à faire devant Gênes, viendrait à la rencontre des Gallispans, et, maîtresse de toute la contrée, se dresserait devant eux comme un obstacle insurmontable. Que de plus on rendit, par le rappel des bataillons déjà envoyés en Dauphiné, la sécurité au cabinet de Turin, les troupes piémontaises n’auraient que quelques lieues à parcourir pour venir garnir toutes les hauteurs. Pourrait-on alors demander à des hommes, quelles que fussent leur valeur et leur discipline, de marcher ainsi, non pas entre deux, mais entre trois feux croisés, pris en flanc par les croisières anglaises, en face par les soldats de Marie-Thérèse, et