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conséquences de l’un et l’autre parti, il cherchait à différer au moins l’instant des explications et des responsabilités. Il promenait l’empereur Alexandre de Berlin à Potsdam et de Potsdam à Berlin, le comblait d’honneurs et de fêtes, mais éludait si habilement les confidences, trouvait tant de prétextes à esquiver les a parte et se rendait si insaisissable à son hôte, que celui-ci, cinq jours après son arrivée, n’avait pu s’ouvrir encore de l’important objet de son voyage. Et cependant le temps pressait, chaque heure qui s’écoulait marquait un nouveau pas de Napoléon vers Vienne, aggravait le péril de la monarchie autrichienne et exposait à un désastre les armées russes déjà postées sur l’Inn.

Enfin, le 30 octobre, Frédéric-Guillaume, à bout de subterfuges, pressé de toutes parts, avait dû se rendre.

L’histoire n’est plus à faire de ce qui se passa alors entre les deux souverains, de la résistance désespérée du roi aux supplications d’Alexandre, de sa résignation finale au fatal traité de Potsdam qui assurait pour un avenir prochain le concours de la Prusse à la coalition.

De toutes les instances qui agirent alors sur le roi, les plus pressantes, peut-être les seules efficaces, furent celles de la reine.

Quelques jours de présence, quelques heures d’entretien avaient suffi au tsar pour prendre sur elle un empire absolu.

Peu d’hommes, certes, étaient plus captivans qu’Alexandre : jeune, beau, d’une élégance supérieure, doué d’une ardente faculté d’aimer que de grandes amours avaient encore développée, il possédait au plus haut degré la séduction de parole et de manières naturelle aux Slaves. Il y avait en outre dans sa personne un mélange singulier de sincérité et d’artifice, de grandeur vraie et de majesté affectée, — une bizarre combinaison de héros et d’acteur très propre à frapper l’imagination des femmes. Tel il avait charmé déjà la reine Louise lorsque, trois ans auparavant, il était venu saluer Frédéric-Guillaume III à Memel. Et depuis lors, le souvenir de cette visite, courte comme une apparition, avait entretenu en elle un sentiment incertain, voilé, furtif.

Ce serait pourtant une erreur grossière et d’un esprit bien superficiel d’attribuer à des causes aussi médiocres et banales l’influence extraordinaire que le tsar exerça soudain sur elle en la revoyant à Berlin. Quoi qu’on ait pu rapporter du manège amoureux où, pour la conquérir, il déploya toutes ses grâces, c’est par des voies moins vulgaires qu’il pénétra dans son âme. Le secret du succès d’Alexandre fut d’avoir aperçu cette vérité morale observée si finement par Mme de Staël : « Les femmes allemandes font de la coquetterie avec de l’enthousiasme, comme on en fait en France avec de l’esprit et de la plaisanterie. »