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apparences, de là au pessimisme et à l’immobilité, la distance est courte. Inertie hindoue, pessimisme hindou, panthéisme hindou, Amiel a passé par ces trois états de la volonté, de la sensibilité et de l’intelligence. Lui-même se reconnaît frère des brahmes : « La fantasmagorie de l’âme me berce comme un yoghi de l’Inde, et tout devient pour moi fumée, illusion, vapeur, même ma propre vie. Je tiens si peu à tous les phénomènes qu’ils finissent par passer sur moi comme des lueurs et s’en vont sans laisser d’empreinte. La pensée remplace l’opium ; elle peut enivrer tout éveillé et diaphanéiser les montagnes et tout ce qui existe. » Le voici arrivé à l’hallucination du brahme solitaire qui, concentrant son esprit, voit la procession des mondes monter comme une vapeur depuis des milliards de siècles de la noirceur vide de l’être, et sa rêverie s’étend sur tout l’univers. « Chaque civilisation est comme un rêve de mille ans, où le ciel et la terre, la nature et l’histoire apparaissent dans une lumière fantastique et représentent un drame que projette l’âme hallucinée. » Lui-même ne s’apparaît plus comme une substance solide : il fond et se volatilise avec toutes les choses. « Je suis fluide comme un fantôme que l’on voit, mais que l’on ne peut saisir. Je ressemble à un homme comme les mânes d’Achille, comme l’ombre de Créuse ressemblait à des vivans. Sans avoir été mort, je suis un revenant. Les autres me paraissent un songe et je suis un songe aux autres. » — Telle est l’étrange sensation qui, répétée sur des générations, a produit non-seulement la philosophie, mais bien des caractères de la civilisation brahmanique. Remarquez qu’il n’y a pas un fait noté dans ces deux volumes de confessions d’Amiel, pas un détail de vie pratique. En effet, quand on est porté à contempler l’universel et à se prendre à l’absolu, comment s’intéresser au particulier et au contingent ? Quand le monde paraît une illusion sans consistance, d’où viendrait la volonté de l’étudier pour y chercher la meilleure place ? Le fondement solide sur lequel nous étayons nos soixante-dix ans de vie humaine se dérobe tout d’un coup, et l’homme, en même temps qu’il cesse de s’intéresser au monde visible et réel, perd sa prise sur le monde visible et réel. On retrouve ces deux traits dans l’Inde. Sauf la philosophie et l’astronomie qui traitent de l’Éternel, les Hindous n’ont pas de science. Ils n’ont pas eu, comme les Grecs, la curiosité de chercher les lois qui gouvernent les faits, ils n’ont pas éclairci leur vision trouble de la nature. Certaines de ces Upanishads semblent écrites par des fous ou par des enfans. Des chiens et des flamants y discutent et y philosophent. Point d’Histoire. Cette littérature si touffue n’est faite que de rêve et de métaphysique. Pas une date, pas une anecdote, pas une généalogie sérieuse. Presque tout ce que l’on connaît du plus grand événement