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par lesquelles ils tentent de figurer l’immensité de l’univers, l’infini de l’espace et du temps, et vous reconnaîtrez qu’ils ont eu, poussée jusqu’au vertige, la sensation de l’illimité, non pas de l’illimité abstrait et mathématique qu’on peut exprimer par un symbole, mais de l’illimité vivant, où se croisent, s’unissent, se combattent, toutes les formes et toutes les forces, et que symbolisent toutes leurs œuvres, par leur extravagance et leur désordre.

La religion actuelle de l’Inde est une de ces œuvres, aussi compliquée, irrégulière et nombreuse qu’un toit de pagode ou que les ciselures du vase de Bénarès. Elle est sortie du brahmanisme par développement, comme les feuilles, les graines, les fleurs, les grappes, comme toute une végétation sort d’une tige unie et droite. D’abord, disaient les vieux brahmes, il est un, puis il devient trois, puis cinq, puis sept, puis neuf, puis on dit qu’il est onze et cent dix et mille vingt. Ce sont ces mille vingt formes de l’être, c’est-à-dire la variété infinie de ces formes, qu’adore l’hindouisme. Comme elles sont de toutes espèces, ondoyantes et diverses, il sera divers et ondoyant. Ses sectes, ses rites, ses dieux, ses doctrines, ne se comptent pas. Impossible de le saisir, de découvrir en lui des dogmes et des articles de foi fondamentaux, d’y démêler de grandes lignes d’ensemble. On trouve de tout dans l’hindouisme. Prenez toutes les croyances de l’humanité, toutes les pratiques qui manifestent ces croyances, christianisme, religion de l’Islam, du Bouddha, polythéisme antique, fétichisme, culte des forces naturelles, des ancêtres, des démons, du grigri, des animaux, noyez le tout dans un fonds de philosophie panthéiste, et vous aurez cet ensemble extraordinaire fait d’incohérences et de contradictions qu’on appelle hindouisme. Le brahmane qui, concentrant sa pensée, fait effort pour s’abîmer dans Brahma, ce fakir inerte qui, les bras tendus depuis des années vers le ciel, aspire au paradis de Siva, ce rajah qui pour honorer Vichnou, le dieu charitable, consacre trois cents roupies par jour à l’entretien des pauvres, ce saktiste qui se rue aux orgies mystiques, ce Coudra agenouillé devant une pierre ronde, ils sont tous membres de la grande communauté religieuse de l’Inde. Aucune séparation profonde entre les diverses sectes. L’adorateur de Siva appelle frère l’adorateur de Vichnou. Non pas qu’il voie en Vichnou un second dieu égal ou inférieur à Siva, mais parce qu’il considère Vichnou comme manifestant aussi Siva, comme contenu en Siva. Chaque dieu est si varié dans ses formes et ses attributs que, par certaines formes et certains attributs communs à tous, tous se rejoignent et se confondent. Siva, qui est seigneur de la mort, est aussi seigneur de la vie. Il est amour et terreur, malfaisant et béni, il est le grand ascète ; c’est un savant et un philosophe, c’est un montagnard joyeux