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tout cela, ce que nous osons bien dire, et ce que nous allons essayer de montrer, c’est que peu de romanciers ont mieux connu le « monde ; » c’est que nul, dans notre siècle, n’a mieux peint la femme, — non pas même l’auteur de Valentine et d’Indiana, qui ne connut en réalité que Mme Sand ; — et nul surtout, depuis Prévost ou depuis Racine même, n’a su le secret, en faisant servir le roman à de plus nobles usages, de nous conter en même temps, dans une langue d’abord plus précieuse ou plus nerveuse, et ensuite plus ferme et plus simple, mais toujours élégante et aisée, de plus jolies, de plus hardies, de plus tragiques histoires d’amour.


I

Je ne parlerai pas de l’homme. Il n’a point caché sa vie, mais il ne l’a pas étalée non plus ; et, pour me servir de ses propres expressions, « l’un des mérites comme l’un des bonheurs en lut d’être obscure. » Je n’insisterai pas davantage sur les premiers essais de l’écrivain. Il suffit de savoir que, lorsque Feuillet débuta, aux environs de 1846, le romantisme, encore que mal remis du retentissant échec des Burgraves, régnait pourtant toujours. Et, en effet, ce n’était pas Scribe ou Ponsard dont l’influence pouvait contre-balancer celle des Dumas et des Hugo, des Balzac et des George Sand, des Musset et des Mérimée. Il y avait d’ailleurs en Feuillet un goût inné de la distinction, et, quoiqu’il n’eût pas été bercé a sur les genoux d’une duchesse, » il y avait une habitude naturelle d’esprit, si je puis ainsi dire, déjà trop aristocratique, pour qu’il pût s’accommoder de ce que les ennemis du romantisme, en ce temps-là, mêlaient à leur solide et louable bon sens, de lourdeur, d’inélégance, et de vulgarité. Comme tous les jeunes gens, Feuillet commença donc par imiter les maîtres qu’il avait admirés du fond de sa province ou qu’il avait lus en cachette au lycée : George Sand, dans Onesta, sa première nouvelle ; Musset, dans le Fruit défendu, dans Alix, qu’on lit encore avec plaisir, dans Rédemption, — qui est sa Marion Delorme ou sa Dame aux camélias, — dans le Pour et le Contre, dans le Cheveu blanc ; Balzac enfin ou Jules Sandeau dans Bellah, son premier roman, ressouvenir à peine déguisé des Chouans et de Mademoiselle de La Seiglière. Entre tous ses récits, disons-le pour n’y plus revenir, Bellah est le seul, comme l’a fait jadis observer M. Montégut, où Feuillet n’ait rien mis de lui-même ; le seul qui n’ait pas de signification précise ; le seul dont on ne voie pas qu’il ait eu des raisons de l’écrire.

L’influence de Sandeau se retrouve encore dans le Roman d’un jeune homme pauvre, et même beaucoup plus tard, jusqu’en 1865,