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Bette, n’en prend pas beaucoup plus dans les romans de Feuillet que dans les tragédies de Racine. On n’y mange point non plus, ou du moins on n’y mange pas en public ; et, pour ce motif, le romancier ne se croit point obligé, comme l’auteur de Madame Bovary, de nous parler du « parfum des fleurs et du beau linge, » du « fumet des viandes et de l’odeur des truffes, » des « pattes rouges des homards qui dépassent des plats, » ni des cailles « qui ont encore leurs plumes. » Toutes ces recherches du luxe de la table qui peuvent bien séduire la fille au père Rouault, elles sont l’ordinaire de Mme de Camors ou de Mme de Vaudricourt, à peu près, comme, au dire de Mme du Maine, cinquante ou soixante personnes, toujours présentes et empressées autour d’elle, faisaient jadis le « particulier » d’une princesse. Pas de descriptions de costumes non plus, de robes ou de corsages…

Mais si ce sont toutes ces choses qui font qu’un roman date, il suffira déjà, pour qu’il date moins, de ne les y pas mettre. C’est ce que n’ont point vu ceux qui nous disaient, hier encore, qu’à défaut d’autre mérite, le Roman d’un jeune homme pauvre, et Sibylle, et Monsieur de Camors vivraient au moins comme images fidèles des modes, et des mœurs, et de la société française du second empire. Disons cela, si nous le voulons, de Madame Bovary, ou de l’Éducation sentimentale, les plus « documentaires » des romans ; disons-le de Fanny ; disons-le des romans d’About ; mais ne le disons pas de ceux de Feuillet. Précisément parce que le costume et le décor, parce que le mobilier, parce que les robes y tiennent peu de place, l’intérêt en est fait de ce qu’il y a de plus durable et de plus permanent dans la peinture des passions ou du monde. Et pour que cette préoccupation d’une vérité psychologique plus générale ne nuisît pas à la réalité de ses personnages, c’est pour cela que Feuillet les a pris dans un monde où l’imagination du lecteur compose inévitablement le décor de ce qu’il y a de plus somptueux chez les tapissiers et chez les couturiers de son temps.

Mais il en résulte un autre avantage encore, ou plutôt deux : c’est qu’en éliminant ainsi ce qu’il y a de plus matériel dans le détail descriptif, l’action, dégagée de tout ce qui la pourrait retarder, marche d’un pas plus rapide vers des dénoûmens plus émouvans ; et, d’autre part, la passion, libérée de tout ce qui lui est étranger, s’y développe à l’état presque pur. Si par exemple Julia de Trécœur était née dans une condition plus humble, l’amour qu’elle éprouve pour M. de Lucan, qui est à peu près de la même nature que celui de la Phèdre de Racine pour le fils de Thésée, ne se développant qu’à travers mille incidens ou mille obstacles