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des chèques sur la banque des siècles futurs, je les accepte à titre de don généreux, mais je ne puis les prendre pour de l’argent comptant et je n’essaierai pas de les faire escompter par la banque d’Angleterre. » Il ajoute que les visionnaires se font fort d’extirper toutes les misères, de guérir la société de tous ses maux en la refaisant de fond en comble, qu’ils veulent détruire la vieille maison et qu’ils promettent d’en rebâtir une autre où régneront la paix, l’abondance et la félicité. A la bonne heure ! mais ce n’est pas la vraie question. « La nuit dernière, dans nos asiles, il y avait un millier de faméliques sans ouvrage. Que dois-je faire de ces pauvres gens ? Voici John Jones, un gros et solide travailleur en haillons, qui n’a pas fait un repas sérieux depuis un mois, qui a cherché partout du travail et n’en a point trouvé. Le voici dans sa guenille qui crie la faim, demandant à ne pas mourir d’inanition dans la plus opulente cité du monde. Que faut-il faire de John Jones ? .. Les individualistes me disent que le libre jeu des forces naturelles qui régissent la lutte pour l’existence aura pour résultat la survivance des plus aptes, et que dans le cours de quelques générations, l’évolution produira un type plus noble de l’humanité. Mais, en attendant, que deviendra John Jones ? De son côté, le socialiste m’assure qu’il voit déjà poindre à l’horizon l’aurore de la grande révolution sociale. Quand le bon temps sera venu, quand la propriété privée sera abolie, tous les estomacs seront pleins, et il n’y aura plus de John Jones demandant fiévreusement du travail pour ne pas mourir de faim. Cela peut être, mais en attendant, voici John Jones, qui, chaque jour plus impatient, parce que chaque jour il est plus affamé, s’étonne de devoir attendre son dîner jusqu’à ce que la révolution sociale soit accomplie. »

M. Booth remarque à ce propos, fort sensément, que les utopistes qui promettent à John Jones qu’il n’aura plus faim quand la société aura été démolie et refaite, en usent comme les chrétiens qui l’engagent à se résigner à ses misères présentes en lui promettant un bonheur éternel dans l’autre monde, « en lui offrant des billets innégociables, qui ne seront payés que de l’autre côté du tombeau. » — « Eh ! oui, s’écrie-t-il, quand le ciel tombera, les alouettes seront prises ; c’est indubitable. Mais, encore un coup, qu’allons-nous faire de John Jones ? »

On ne peut mieux dire, ni poser la question dans de meilleurs termes. Mais après que M. Booth a parlé et dit leur fait aux utopistes, le général prend à son tour la parole, et il a ses utopies qu’on lui a vivement reprochées. Bon gré mal gré, le général est beaucoup moins préoccupé du sort de l’honnête travailleur John Jones que de la clientèle ordinaire de l’Armée du salut, et de même que par une sorte d’instinct il préfère les illettrés aux savans, il s’intéresse moins aux ouvriers