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et le judaïsme, tour à tour, au point de vue religieux, au point de vue national, au point de vue économique.


II

La différence de religion n’est plus le motif principal des haines contre le juif. Elle ne l’a peut-être jamais été. Dans l’Espagne de Ferdinand et d’Isabelle, comme dans la France de Philippe le Bel, ou dans l’Angleterre de Jean sans Terre et d’Edouard Ier, la religion semble avoir été souvent le masque dont se couvraient, vis-à-vis des juifs, des passions d’un ordre tout terrestre. De nos jours, au contraire, ce serait plutôt l’inverse : le fanatisme est démodé. Si le souci des choses du ciel anime encore parfois les antisémites, ils ont soin de s’en cacher. La plupart se déclarent exempts de toute passion confessionnelle, et on doit les en croire. Il reste, cependant, malgré tout, au fond de l’antisémitisme populaire ou lettré, un résidu d’antipathies religieuses. Chez le chrétien et chez l’israélite, dans l’Europe centrale et orientale notamment, persistent des croyances, des légendes, des superstitions qui contribuent à fomenter entre eux une aversion réciproque. Ni le sceptique, ni l’indifférent n’y échappent toujours. C’est par ce côté surtout que la répulsion pour les juifs est un legs des ancêtres, un fait d’hérédité. Des races conservent longtemps, à l’état d’instinct, des répugnances dont elles ne savent plus bien la cause.

Le moyen âge se croyait en droit de regarder le juif comme un objet de réprobation. Vexer le juif semblait acte de bon chrétien. Il a fallu que les papes le prissent, plusieurs fois, sous leur protection. Encore aujourd’hui, l’ombre de la croix du Calvaire se projette sur Israël dispersé. Il n’y a guère plus d’un demi-siècle que Westminster trouvait des orateurs pour soutenir qu’émanciper le juif, c’était faire mentir les oracles divins[1]. Les Juifs n’ont-ils pas crié : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfans ? » Peut-être y a-t-il encore des chrétiens qui se croient obligés de faire expier aux juifs l’antique Crucifige. Ils ne savent donc plus, ces chrétiens oublieux, que le Christ, sur la croix, disait à son Père céleste : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! » Et Jésus disait vrai, et ce n’est pas à ses disciples de révoquer en doute sa parole. L’Évangile n’a jamais enseigné la vengeance, et est-ce à l’homme de se mettre, pour punir, à la place de Dieu ? Ainsi l’ont compris les saints les mieux pénétrés des maximes

  1. Voyez Macaulay : Critical and historical essays, I ; Civil disabilities of the Jews.