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En pareille matière, les préceptes de la religion ou de la morale ont moins d’empire que les mœurs. Ce qu’il faut accuser, ce n’est point l’enseignement des rabbins, des curés ou des popes, c’est une sorte de perversion réciproque de la conscience juive et de la conscience chrétienne par des siècles de rancune et de mauvais vouloir mutuel. Pour que nous soyons en droit de demander au juif de nous traiter en frères, il nous faudrait montrer au juif un peu de cette charité chrétienne dans laquelle se résument la loi et les prophètes.

Les docteurs qui relèvent laborieusement dans le Talmud les traces des haines judaïques oublient trop souvent et l’époque où a été composé le Talmud, et la façon dont il a été rédigé, et le degré d’autorité que lui reconnaît la synagogue. Le Talmud, nous l’avons dit, n’est que le procès-verbal des opinions des écoles rabbiniques entre le Ier siècle avant notre ère et le IVe ou Ve siècle après Jésus-Christ. Ce qu’il y faut chercher, c’est la pensée juive à la veille et au lendemain de la chute de Jérusalem. Dans toute sa longue histoire, Israël n’a pas connu d’époque plus tourmentée. Pendant que ses rabbis compilaient la Mischna ou la Ghémara, il traversait la grande crise de son existence. Il passait, malgré lui, sous le dur laminoir romain ou perse, de l’état de nation à l’état de religion. Après avoir été, durant des siècles, un peuple compact, il allait devenir une tribu religieuse éparse dans le monde. De pareilles mues ne s’opèrent pas sans souffrances, ni sans résistances. Il semblait que, le Temple renversé, le culte de Jéhovah ne pût survivre à son peuple ; que Juda, chassé de son héritage et dispersé aux quatre vents, dût périr tout entier. N’allait-il pas disparaître au milieu des nations et se perdre dans l’océan des gentils, sur lequel flottaient au loin ses épaves ?

Le grand souci des docteurs fut de sauver, l’une par l’autre, la religion et la nationalité ; toutes deux leur semblaient indissolublement liées. Qui eût osé prévoir que l’une saurait survivre indéfiniment à l’autre ? De là, en même temps, l’exclusivisme national et le ritualisme excessif du Talmud. Pour assurer le salut d’Israël, il fallait enchaîner les juifs les uns aux autres et séparer le juif des gentils. Les rabbis le comprirent. Le Talmud fit de la religion un ciment à la fois et un isolant ; entre le juif et le goï s’interposa une muraille de rites. Israël, démantelé, tombait en morceaux ; pour empêcher ses débris de se réduire en poussière, les docteurs l’entourèrent et, pour ainsi dire, le cerclèrent de liens multiples et solides, de pratiques minutieuses, d’observances étroites. Par là, le Talmud a donné aux juifs une consistance qui, dans la dispersion, les a préservés de se dissoudre au milieu des peuples