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il ne prend pas la main qu’elle lui tend ; il n’écoute pas et dit même qu’il n’entend pas les paroles qu’elle lui adresse ; si elle se place devant lui quand il marche, il ne se détourne pas, la heurte sans en avoir conscience et peut même la renverser. Pendant ce temps, le sujet reste en relation avec toutes les autres personnes et tous les autres objets qui l’entourent.

Les psychologues ont fait avec un vif intérêt l’étude de cette abolition d’une perception sensorielle ; ils ont multiplié les expériences susceptibles de montrer comment l’abolition se produit. La plus instructive peut-être de ces expériences a consisté à supprimer par suggestion un objet pris dans une collection d’objets semblables ; voici comment on a procédé. L’expérimentateur a un paquet de cartons blancs, tous semblables ; il en prend un, le montre au sujet et affirme qu’au réveil le sujet ne verra pas ce carton ; quand la suggestion réussit bien, on voit le sujet qui, réveillé, prend chacun à son tour les cartons qu’on lui présente ; il les prend tous, sauf celui qu’on a rendu invisible. Ce résultat est bien intéressant. Comment le sujet peut-il savoir que c’est ce carton-ci et non celui-là qui a été supprimé ? Pour qu’il ne commette pas de méprise et de confusion, il faut qu’il se laisse guider par quelque détail du carton, un grain, un accident du papier, enfin un point de repère quelconque. Quelle que soit l’explication qu’on adopte, on est bien obligé de supposer que le sujet reconnaît le carton invisible ; s’il ne le reconnaissait pas, il le verrait comme les autres ; il est donc obligé de le reconnaître pour ne pas le voir.

Ces expériences ont conduit les psychologues à admettre que la perception de l’objet invisible n’est pas matériellement abolie ; elle n’est abolie que d’une façon toute relative pour la conscience du sujet ; en d’autres termes, elle prend la forme d’une perception inconsciente. Une expérience récente de M. Bernheim est venue confirmer cette interprétation. M. Bernheim a constaté que, lorsqu’un sujet reçoit la suggestion de ne pas voir une personne et que la suggestion a réussi, on peut, par une suggestion nouvelle, non-seulement supprimer l’effet de la première, c’est-à-dire rendre visible la personne invisible, mais encore ramener dans l’esprit du sujet le souvenir des paroles prononcées par cette personne à un moment où le sujet semblait ne pas l’entendre ; mais pour se souvenir il faut avoir perçu ; pour que le sujet puisse répéter la parole prononcée, il faut qu’il l’ait entendue. La défense de l’expérimentateur ne supprime donc ni la sensation ni la perception ; elle produit, au moins dans certains cas, un effet beaucoup plus superficiel ; elle rend inconscient ce qui était conscient ; elle crée une cécité et une surdité de nature purement psychique.