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l’initiateur lui en offrait le moyen le plus certain et le plus prompt. Il mettait l’Autriche-Hongrie à sa merci. En possession de la Bosnie, cette puissance devenait limitrophe de la Bulgarie ; elle l’était déjà de la Serbie et du Monténégro : elle pouvait donc exercer, sur tous les nouveaux états formés des débris de l’empire ottoman, entre le Danube et la mer Egée, une influence prépondérante. Elle était désormais la sentinelle avancée de l’Allemagne et de l’Angleterre ; mais, par cela même, elle consentait à se constituer l’adversaire irréconciliable de la Russie. L’événement, au moment même où nous écrivons, prouve combien les calculs du chancelier allemand étaient fondés, et avec quelle sagacité il s’est servi de l’Angleterre et de l’Autriche elle-même durant les négociations qu’il a présidées à Berlin.

M. de Bismarck sortait donc du congrès maître indépendant et absolu de la situation qu’il avait créée. Il pouvait, à son gré, se rapprocher de la Russie à l’aide de concessions que son ingéniosité aurait aisément trouvées au besoin[1], ou bien inféoder l’Autriche-Hongrie à sa politique. On sait le parti qu’il a pris. Disons encore, pour rester dans la vérité des choses, que l’Angleterre, dans sa défiance, avait eu soin, avant d’aller à Berlin, et ne voulant pas en revenir les mains vides, de prendre le gage qui convenait le mieux à ses intérêts. Elle avait arraché à la Porte la cession de Chypre, lui donnant accès en Syrie d’un côté, de l’autre à la sortie du canal de Suez dans la Méditerranée. Cette acquisition fut dissimulée, sans tromper personne, dans un traité d’alliance défensive. La Grande-Bretagne promettait, ce qui constituait une obligation illusoire, de garantir à la Turquie ses possessions asiatiques, et afin de la mettre en mesure d’assurer les moyens nécessaires pour l’exécution de cet engagement, le sultan assignait cette île pour être occupée et administrée par elle. Ce n’est pas autrement, on l’a vu, que l’Autriche a acquis l’Herzégovine et la Bosnie. La diplomatie possède des formules qui lui permettent de déguiser, sous les apparences d’une occupation temporaire, des spoliations définitives et injustifiables. Le cabinet de Londres ne s’était pas aventuré dans cette négociation sans en avoir fait la confidence à celui de Berlin qui en resta l’unique dépositaire. Ne voulant pas laisser s’accréditer qu’il avait été pris au dépourvu, M. de Bismarck fit dire par son organe avoué, la Gazette de l’Allemagne du Nord, dès que l’affaire fut ébruitée, que, « au point de vue de la civilisation

  1. Le cabinet de Saint-Pétersbourg lui en a fourni l’occasion. Le comte Schouvalof lui offrit de conclure un traité d’alliance formelle. Il déclina cette proposition. C’est du moins ce qu’il a révélé lui-même à l’un des nombreux interlocuteurs qu’il a reçus à Friedrichsruhe.