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toute palpitante de vie sourde. Quelquefois, la violente poussée d’un cocotier fait lever les yeux, et à travers une trouée, dans l’épaisseur du feuillage, on peut regarder un instant l’astre éblouissant et créateur qui emplit toute la forêt obscure de sa chaleur, et de la vase inerte fait sortir ce monde innombrable.


14 décembre.

Sur la Jumma. J’arrive trop tard pour assister à la baignade sacrée de tout le peuple. Les hommes sont partis, il ne reste guère que des groupes de femmes. — Des jeunes filles, le torse grêle sortant d’une draperie bleue qui tombe des hanches, les bras rejetés en arrière, les poignets croisés sur la tête, droites sur les degrés qui trempent dans le fleuve, regardent passer notre barque. D’autres, baissées, sont entièrement cachées sous les plis harmonieux d’une grande étoffe ; on n’aperçoit que le visage sombre sous la draperie légère qui pose sur la courbe de la tête. Une petite, rejetant tout son voile, paraît entièrement nue ; elle se penche, et l’on suit la courbe jeune du corps frêle, demi-ployé. Une autre, tout enfant, serre de ses petits bras une mousseline rose qui l’enveloppe toute, depuis la tête jusqu’aux chevilles cerclées d’argent. Cela est gracieux et charmant. — Quelques-unes se relèvent, posent lentement sur leurs têtes de lourds vases de cuivre, avec une saillie de leurs seins bronzés, avec un déploiement du torse et des bras plein de calme et de noblesse. Les visages sont d’un ovale pur, un peu plein, d’une belle couleur mate, caressés par la noirceur de la chevelure onduleuse, sérieux et sombres, presque classiques, mais avec je ne sais quoi de chaud et de voluptueux. Elles sont là très nombreuses, petites et grandes, bavardes et rieuses, qui flânent et jouent avec l’eau claire, à la manière de leurs aïeules les amies de Krichna, lavant leurs mains, leurs bras, leurs dents, leurs cheveux, ôtant et remettant leurs beaux voiles, passant toute la journée dans la fraîcheur de la grande rivière. Dans cette lumière, parmi les draperies simples, les moindres gestes de ces jeunes filles rendent heureux : un bras nu qui se lève, une tête qui tourne lentement sur un cou jeune, un corps baissé qui se dresse. Certes, c’est une joie très calme et très simple que de suivre le jeu des nobles couleurs et des lignes humaines au bord de l’eau transparente, sur le marbre lumineux.


Une heure de voiture nous mène à Bindrabun, qui est encore une ville sacrée. Les lieux saints abondent dans ce coin classique de l’Inde. Toutes ces rives de la Jumma sont célèbres dans les grandes épopées.