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on s’accoutume à lire ce que dit la pierre rongée, les lignes se reforment. On reconnaît des processions de dieux entourés de gardes et de fidèles, des animaux, des tigres, des singes lubriques et les éléphans qui, de très bonne heure, semblent avoir préoccupé l’esprit hindou. Ces milliers de pierres, qui devaient s’ordonner en chapelles irrégulières, en toits feuillus, les musulmans les ont dressées en colonnades, en galeries rectangulaires, en files géométriques et simples. Sur les grandes murailles nues, des chiffres cabalistiques, des lettres qui ressemblent à des pas d’oiseaux, foudroient l’impie. Au-dessus de tout, dominant l’immense cimetière de la plaine, inviolé par le temps, le Koutub élance, à deux cent cinquante pieds dans le ciel, sa fusée droite de pierre rouge et de marbre blanc. Là-haut, il y a six siècles, quand ce soleil plongeait derrière cet horizon, le chant aigre du muezzin rompait le silence de la grande plaine.


JEYPORE.


17 décembre.

A huit heures du matin, je monte dans l’express du Rajpootana. Le Rajpootana express, un mot curieux et qui fait entendre beaucoup de choses. Les dehors de cette civilisation de l’Inde anglaise sont bien brillans. Sauf à Bénarès, où l’on voit exactement les mêmes spectacles qu’il y a deux mille ans, dans toutes les villes que j’ai traversées jusqu’ici, à Calcutta, à Lucknow, à Cawnpore, à Agra, la beauté et la tenue des avenues, la richesse des villas, le luxe des jardins privés et publics, le confort et le nombre des hôtels, la multitude des voitures, la grandeur des gares, feraient honneur à une grande ville européenne. Reste à savoir jusqu’à quelle profondeur cette vie anglaise a pénétré dans le monde indigène.

Toujours la même plaine infinie où des herbes maigres croissent pauvrement dans le sable. C’est la limite du monde végétal. A quelques lieues dans l’ouest, le désert, la sinistre étendue jaune commence.

A présent, des silhouettes sèches et simples de montagnes sablonneuses montent çà et là de la platitude de la plaine, comme des îlots escarpés qui surgissent de la mer. Aucun contrefort, aucune ondulation préalable. J’ai vu un effet semblable dans la Mer-Rouge. La presqu’île du Sinaï, émergeant au bord du disque bleu, dessinait dans l’air aride une ligne aussi nette et aussi dure. De temps en temps, des files blondes de chameaux annoncent que le monde nomade, le monde de la tente, est tout voisin...

Vers deux heures, à Ulwar, la campagne devient plus fraîche et s’anime. De grands singes gris gambadent dans les herbes. Aux