Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/110

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abords de la station brillent ces éternels paons bleus qui semblent peupler tout ce nord-ouest de l’Inde. Pendant l’arrêt du train, j’aperçois un groupe de femmes accoudées à une barrière. La plus jeune, tout enveloppée d’un pagne rouge, a le bel ovale et le teint mat d’une Florentine de la renaissance. La figure est d’une régularité antique, avec le sérieux et la noblesse inexprimables qu’on rencontre si souvent chez ces femmes de basse caste. Rien de sauvage ou d’inférieur dans ces types. Les traits sont tout aryens. Celle-ci se tenait immobile, si calme et si grave, ses grands yeux sombres pleins de passion concentrée.

Deux soldats anglais, des scotch greys, montent dans mon compartiment. Les beaux types d’humanité ! Chacun grand et fort comme deux Hindous, solide, bien cambré, serré dans son dolman gris. Et ce ne sont pas de simples brutes bien portantes… Cette chair est tout en muscles, durcie par l’entraînement. Les têtes, coiffées du petit béret écossais, respirent la franchise et l’honnêteté. Traits nets, bien coupés, énergiques, teints clairs, gestes précis et tranquilles. L’éducation morale et physique leur a donné je ne sais quel flegme, quelle dignité, quelle trempe de gentleman. Pendant les huit heures de trajet qui séparent Ulwar de Jeypore, ils sont restés muets, impassibles, n’ouvrant la bouche que pour refuser un verre de porto : évidemment, ils sont teetotalers.

Je feuilletais un livre écrit par un Bengali sur l’établissement anglais dans l’Inde, et de temps en temps je laissais le volume pour les regarder : ils m’aidaient à comprendre. Dans cette sorte d’excitation un peu trouble que causent l’insomnie et le mouvement prolongé du chemin de fer, dans cette demi-fièvre qui brouille et accélère les associations d’idées, leurs physionomies m’intéressaient singulièrement. Je croyais démêler dans ces visages de soldats que le hasard mettait sur ma route, non plus des caractères individuels, mais le type même de la race maîtresse de la péninsule, le type pur, complet, développé, et leurs traits m’apparaissaient comme l’expression vivante de l’âme anglaise. J’y croyais lire la volonté calme et sûre, la ténacité, l’habitude de se gouverner, le fonds d’orgueil enthousiaste, les aptitudes pratiques qui, en Angleterre, ont doublé la force active de l’homme et sa prise sur la réalité. Et pêle-mêle des bouffées d’Angleterre me montaient à la cervelle, de simples images qui glissaient, qui défilaient toutes seules : un soir de novembre passé dans un petit temple wesleyen, sur la côte du Devonshire. Au dehors, l’eau noire clapotant dans la nuit ; ici, tout le village serré dans une salle de sapin nu, la tête tournée vers un homme du peuple qui prêche, des têtes rudes, toutes ravinées de rides ; des rangées de vieux pêcheurs