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L’appétit, le sommeil ont disparu : c’est un autre instinct qui a remplacé tous les instincts de nutrition. Il s’agit de la conservation de l’espèce, et la nature a donné à cet instinct une telle force que tout doit lui céder.

Certes, l’intelligence ne joue dans tous ces phénomènes qu’un rôle très effacé. C’est l’instinct, et l’instinct seul. Mais est-ce que les actes des animaux ont l’intelligence pour mobile? Peut-on supposer que le sanglier, faisant, à travers les ronces, les taillis, les neiges, pour retrouver sa compagne, quelques centaines de kilomètres, se rende compte de la passion qui le pousse à cette course effrénée? Il ne comprend pas, et n’essaie pas de comprendre. Il ne sait même pas ce qu’il éprouve. Veut-on qu’il ait la notion du principe de la conservation de l’espèce? La nature lui a donné un sentiment irrésistible, et il obéit, sans pouvoir s’y soustraire plus qu’au sentiment de la faim et de la soif.


VII.

Dans l’espèce humaine, l’on retrouve, à des degrés variables, et avec des-formes très différentes, tous ces caractères de l’instinct amoureux chez les animaux; mais l’intelligence, qui crée la diversité des individus, et la civilisation, qui modifie les caractères naturels, jettent quelque obscurité sur les sentimens instinctifs.

Revenons encore, car cela est nécessaire, sur la différence entre l’intelligence et l’instinct.

Avec l’instinct tout est réglé et prévu à l’avance, tandis que, par le fait de l’intelligence, les souvenirs antérieurs modifient les mouvemens instinctifs. Un animal guidé par l’instinct n’a pas besoin de mémoire. L’impulsion fatale due à l’organisation de son être suffit pour déterminer tous ses actes. Au contraire, un être intelligent modifie à chaque instant ses actes, parce qu’il se souvient et qu’il profite de ses souvenirs.

En somme, l’intelligence se compose de deux élémens qui sont deux phénomènes de mémoire : fixation dans l’esprit des faits extérieurs (mémoire de fixation) ; puis, quand il faut agir, utilisation de ces souvenirs pour modifier l’acte à accomplir (mémoire d’évocation). Plus les souvenirs sont abondans, plus sera diversifiée la réponse de l’être intelligent; car, chez les différens individus, les souvenirs sont évidemment très divers, et diversement groupés.

Un homme qui a vécu quarante ans, s’il n’a dans sa mémoire retenu même que la vingtième partie de tout ce qu’il a entendu, vu, lu et fait, possède une telle collection de souvenirs que tous ses actes, sans exception, sont profondément modifiés par ce passé,