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vivant encore. Les êtres les plus intelligens sont donc ceux qui ont le plus de souvenirs personnels accumulés.

Alors, au lieu d’être menés par l’instinct aveugle, ils sont menés par l’intelligence, c’est-à-dire par les souvenirs du passé qui viennent concorder avec l’instinct et s’associer aux sensations présentes. De tous les êtres l’homme est celui qui a le plus de mémoire, et par conséquent le plus d’intelligence.

Mais, malgré ce développement psychologique, l’instinct persiste, et tous les sentimens instinctifs des animaux conservent une force égale chez les hommes. Le sentiment de la faim, que nous ressentons d’une manière intelligente, en nous l’expliquant à nous-mêmes, en l’exprimant à nos semblables par nos discours et nos conversations, en cherchant à y satisfaire par des moyens appropriés, qui paraissent souvent très détournés de leur but, existe chez l’homme aussi bien que chez tous les êtres. Toute notre intelligence, toute notre civilisation n’ont pas réussi à le faire disparaître. L’intelligence n’a servi qu’à nous donner la conscience nette et formelle de notre instinct.

Eh bien! il en est de même pour les sentimens amoureux. L’intelligence n’a pas pu altérer cet instinct, et il existe chez l’homme comme chez tous les êtres. Mais chez l’homme, par le seul fait de son puissant développement intellectuel, la conscience de l’amour, qui n’existe pas chez les animaux ou qui existe à peine, est tout à fait développée. En somme, ce n’est guère que la surface de l’instinct qui a été modifiée par l’intelligence : le fond est resté le même, et il n’est pas difficile de retrouver dans l’amour humain les caractères de l’amour animal.

Certes, la sélection sexuelle n’existe pas chez l’homme. Notre civilisation y a mis bon ordre; mais, quoique la lutte entre les mâles ne soit pas une lutte violente, on peut constater un certain rapport entre les sentimens belliqueux et les sentimens amoureux. Chez l’homme, bien entendu ; car chez la femme cette sorte d’ivresse amoureuse, devenant une ivresse guerrière, n’a pas de raison d’être. Mais le jeune homme, quand la fièvre d’amour l’a pris, est devenu fier, querelleur, irascible, susceptible, ombrageux ; en un mot, jaloux. La jalousie, qui chez certaines personnes est une des passions les plus tenaces, la jalousie qui fait commettre tant de crimes et tant de bêtises, qui, lorsqu’elle possède quelqu’un, l’envahit corps et âme et en fait une vraie brute; la jalousie, dis-je, peut être considérée comme un vertige de la concurrence entre les mâles, telle qu’elle existe chez les animaux, nos ancêtres. Non que l’on ne puisse trouver des explications assez rationnelles, et, si je puis le dire, sociales, de la jalousie; mais au fond la vraie explication, c’est le désir de triompher sur tous les rivaux et de triompher seul.