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Il a aussi la croyance très profonde que la distribution de la richesse est injuste, insuffisante, que les ouvriers qui contribuent à la créer ne reçoivent pas la part qui leur est due dans les bénéfices conférés aux capitalistes par ces inventions, que l’industrie et les machines ont fait renaître l’esclavage, sous la forme du salariat. Et de cette croyance, jointe à l’instabilité de leur vie précaire, jaillit la principale cause du mécontentement des classes ouvrières et de leur agitation.

Elles demandent que les nouvelles conditions d’abondance soient égalisées. Elles nient qu’un effort individuel et intelligent, la frugalité, l’épargne, l’association sous toutes ses formes, y puissent suffire. Elles refusent de tenir compte de ce fait, prouvé par l’expérience, que la condition des classes ouvrières est infiniment supérieure à ce qu’elle était au bon vieux temps, à ce qu’elle est actuellement dans les pays qui ne possèdent ni grand capital, ni grande industrie; qu’il y a en un mot, pour elles, amélioration matérielle et progressive. Leur mécontentement vient même en partie de cette condition meilleure qui leur a ouvert de nouveaux horizons ; les désirs s’accroissent d’ordinaire à mesure qu’ils sont en partie satisfaits. — Ce que les classes ouvrières exigent maintenant, c’est l’intervention arbitraire de l’état, non à titre d’exception, pour remédier à des abus trop crians, à une exploitation inhumaine, mais d’une façon régulière, permanente, absolue. L’état providence, le dieu état, pourrait, pensent-elles, si seulement il le voulait, transformer la propriété privée en propriété collective, supprimer la libre concurrence, régler la production, distribuer les biens au profit de la communauté, rendre tous les hommes égaux et prospères. Ce sentiment et cette exigence constituent le socialisme[1].

Ces théories, à vrai dire, n’ont pas été tout d’abord émises par les ouvriers. Le socialisme, au début, est sorti des classes dominantes, sans trouver aussitôt un écho dans les foules : avant d’être un parti de prolétaires, il a été une école de théoriciens aristocrates et bourgeois. Avec Owen, en Angleterre, Saint-Simon et Fourier, en France, Marx même au début et Lassalle, en Allemagne, il est né de l’initiative d’économistes, d’humanitaires, d’utopistes, de philosophes et de lettrés, qui même, comme Saint-Simon, Owen et Fourier, ne se donnaient pas pour les avocats d’une classe spéciale, mais qui jetaient sur l’avenir un regard clair et perçant. Ils ont précédé les revendications des ouvriers, excité leur mécontentement, trouvé d’habiles formules : Marx et Lassalle ont été des organisateurs, des accélérateurs de mouvement. On peut cependant

  1. Wells, Recent économie changes; Londres, 1890.