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affirmer que sans eux le socialisme se serait produit, car il est le résultat, non de certaines idées, mais des besoins, des appétits, des croyances, des aspirations de la foule. Tous les changemens historiques, — il n’en est pas de comparable, pour les immenses progrès matériels, à ceux que nous traversons, — sont accompagnés de troubles sociaux. Aussi, voyons-nous le socialisme se développer dans chaque pays exactement dans le même ordre et avec la même intensité que la grande industrie.

Tout d’abord en Angleterre : la réforme de 1832 avait donné le pouvoir à la classe moyenne ; le prolétariat s’unit contre elle sous le nom de chartism, et de 1838 à 1841, fut parfois très menaçant. En France, la révolution de 1830 mettait aux prises la bourgeoisie triomphante et le parti ouvrier, qui s’étaient alliés contre la restauration. Après les deux crises aiguës des journées de juin et de la Commune, le mouvement socialiste, en France comme en Angleterre, n’a pas donné jusqu’à présent de résultat visible. — En Allemagne, le parti socialiste ne s’est organisé qu’après les grandes révolutions politiques et économiques de 1866 et de 1870, qui ont créé l’unité nationale, établi le suffrage universel, procuré à l’empire la seconde ou la troisième place en Europe comme état de commerce et d’industrie. Le socialisme y a rencontré pour se répandre des conditions si particulièrement favorables, et un bouillon de culture si approprié, que, d’après M. Bamberger, l’Allemagne semble appelée à en devenir le champ d’expériences, la terre d’élection. C’est là que le parti est le plus jeune, le plus ardent, le plus patient et le plus réfléchi. Le caractère national, les institutions et les mœurs, tout le favorise. Il met à profit l’erreur des tentatives faites, avant lui, en France et en Angleterre ; il lutte contre une bourgeoisie moins organisée que dans ces deux pays. Les pratiques et l’omnipotence de l’état prussien subordonnent et sacrifient, comme le veut le socialisme, l’individu à la communauté. Le service militaire obligatoire prépare la discipline au sein du parti ; l’esprit d’association, si répandu, rend son organisation aisée. L’instruction universelle, la demi-culture si répandue, ouvre ce peuple liseur à la propagande des journaux et des brochures. La théorie socialiste a été reprise en Allemagne par des esprits sérieux et profonds.

Bien que le socialisme ne cesse de proclamer son caractère international, il est très remarquable de constater à quel point, en dépit de l’identité des tendances et parfois même des doctrines, le naturel de chaque peuple s’y reflète nettement. Il nous apparaît en Russie comme la ténébreuse religion du désespoir et de la vengeance. En Espagne, avec la main noire, il prend les allures d’un brigandage de grand chemin. La grève porte, en Italie, le nom