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manière, se déclarer partisan du droit au travail en se fondant sur le code civil prussien, peindre « le vieil ouvrier mourant de faim et de misère sur un fumier » et enrichir aux dépens de l’ouvrier une caste de grands propriétaires, persécuter les défenseurs de la classe ouvrière sous une loi d’exception, quelle politique incohérente !

Joignez à cela l’habileté, la prudence, la modération des députés socialistes qui dirigeaient le parti, leur soin à éviter toute embûche qui pût les faire sortir de la légalité[1]. On cherchait en vain à prouver, dans les procès qu’on leur intentait, qu’ils formaient une société secrète, tombant sous le coup du code pénal. A leurs congrès, malgré la violence des paroles et des manifestes, ils se débarrassaient des énergumènes compromettans, des Most et des Hasselmann; condamnaient l’anarchisme, répudiaient toute solidarité avec les auteurs du complot du Niederwald, organisé contre la famille impériale en 1883, lors de l’inauguration de la Germania. « Nous ne serons jamais assez fous, disait Liebknecht au Reichstag, pour jouer le jeu de nos ennemis par des attentats ou des complots. Oui, ce serait votre jeu, cela vous serait extrêmement agréable, nous le savons bien ! »

Les élections donnèrent, comme toujours, la mesure de la vigueur du parti; en 1884, 550,000 voix, et 25 députés; en 1887, lorsque M. de Bismarck, pour faire passer le bill sur l’armée, agitait le spectre d’une guerre avec la France, 763,128. Leur triomphe fut les élections de 1890, au lendemain des rescrits de l’empereur d’Allemagne, que les chefs exploitèrent comme la reconnaissance éclatante de leurs revendications. Les candidats socialistes obtenaient l,341,587 voix. Jamais la progression n’avait été plus rapide que dans ces trois dernières années : elle s’élevait à plus de 500,000 voix. 35 députés étaient nommés. La démocratie socialiste devenait, par le nombre, le premier parti politique de l’Allemagne. « Le monde, disent-ils, est à nous, quoi qu’on fasse. »

Dans ces progrès, il faut tenir compte d’une cause toute matérielle, l’accroissement considérable de la population des villes, par l’appoint de l’émigration ouvrière des campagnes. En vingt-quatre ans, de 1871 à 1885, les grandes villes d’Allemagne ont doublé leur population, tandis que celle de l’empire ne s’est accrue que d’un cinquième. D’après le dernier recensement, Berlin a augmenté, en quatre années, de 259,198 habitans ; Hambourg, de 264,740; Leipzig, de 64,020; Munich, de 72,000. Ces ouvriers, attirés dans les villes par la grande industrie, enlevés à leurs occupations

  1. Pendant les dix années qu’a duré la loi d’exception, 1,500 personnes ont été emprisonnées, mille années de prison ont été données.