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des voix que les socialistes ont obtenues à cette clientèle qui réclame des réformes simplement démocratiques.

D’autre part, les chiffres électoraux ne représentent pas la totalité des partisans acquis aux principes socialistes : il faut y joindre nombre de femmes, les jeunes ouvriers, en grande majorité, qui ne disposent pas encore du droit de vote. Le député Singer estime, pour l’ensemble, les socialistes purs à 3 millions. Or l’empire compte 45 millions d’habitans et 10 millions d’électeurs, dont les neuf dixièmes sont aussi pauvres que les socialistes. Les chefs n’exagèrent pas leur puissance. Ils savent qu’à mesure qu’ils gagnent des voix, les partis bourgeois, oubliant les querelles qui les divisent, s’uniront contre l’ennemi commun. La question vitale pour le parti, c’est d’attirer à lui le prolétariat des campagnes.

Le prolétariat aux gages du grand capital compose donc, jusqu’à présent, le gros de l’armée socialiste. L’avant-garde, les membres actifs, dévoués, les hommes de confiance se recrutent parmi l’aristocratie de la classe ouvrière. L’état-major, les députés du Reichstag, forment une représentation de classe : ce sont des bottiers, charpentiers, mécaniciens, jardiniers, fabricans de cigares, hôteliers, doreurs, droguistes, photographes, journalistes, commerçans, libraires... fort peu d’avocats. Quelques-uns, parfois les plus violens, sortent des milieux universitaires. D’autres sont d’anciens ouvriers devenus gens de lettres ; Hasenclever, mort récemment, tanneur au début, était romancier et poète lyrique. Un des deux présidens du parti. Singer, négociant juif, fabricant de manteaux pour dames, est, dit-on, millionnaire. Hormis Demmler, le vieil architecte de la cour de Schwerin, qui avait toujours beaucoup fait pour les ouvriers et ne tarda pas à se retirer de la vie politique, le parti qui compte parmi ses membres des hommes capables, éloquens, relativement modérés, Liebknecht, Bebel, Singer, Auer, d’autres encore, n’a pas réussi à attirer à lui l’élite de la nation, malgré la générosité de sa cause, qui est celle des déshérités, de ceux qui souffrent et travaillent. Cela tient, d’après Liebknecht, à certaines parties de leur programme. Un conservateur de haute noblesse, personnage très en vue, lui avouait un jour qu’il était entièrement d’accord avec les socialistes sur les questions essentielles, qu’il allait jusqu’à admettre «l’expropriation des expropriateurs, » la mainmise par l’État sur le sol et les capitaux. Son désaccord ne portait que sur deux points, « la monarchie et l’Église. » Mais y a-t-il beaucoup de conservateurs en Allemagne disposés à sacrifier aussi cavalièrement la propriété privée? Il est permis d’en douter.