Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/209

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fait tout le contraire, et peut-être, à son tour, abonde-t-il trop dans son sens ; il explique tout par la nécessité des situations, par l’impossibilité où se trouvait Napoléon de conclure un arrangement sérieux avec l’Angleterre, d’assurer ainsi la paix du monde et la grandeur française. Croirons-nous qu’il eût si fort à cœur la paix du monde ? Qu’en eût-il fait ? Par son prodigieux génie, qui n’était pas encore brouillé avec son admirable bon sens, il avait arraché la France aux partis qui se la disputaient, il l’avait refaite, et elle vit en lui son sauveur. Mais elle ne tarda pas à comprendre que s’il lui donnait l’ordre, la gloire, la prospérité, tous les biens qu’elle pouvait souhaiter, il en était un pourtant qu’il ne lui donnerait jamais, et ce bien qu’elle commençait à désirer par-dessus tous les autres, c’était le repos. Dès 1808, comme le remarque M. Vandal lui-même, les ressorts, tendus à l’excès, se relâchent, les intérêts s’inquiètent, les dévoûmens se fatiguent ; la France, haletante, se plaint tout bas qu’on la surmène. Lui seul reste infatigable, inexorable, et s’efforce de ranimer dans ses peuples l’ardeur qu’il sent défaillir. Il ne connaissait pas la fatigue, et ce fut son plus grand malheur. Ce qui l’a perdu, c’est l’esprit d’entreprise et la lassitude de l’Europe et de la France : l’amour du repos, trop longtemps contrarié, devient une passion vengeresse, une fureur. Cet incomparable remueur de nouveautés, qui forçait la nature et les hommes, qui voulait accomplir en un jour l’œuvre des siècles, qui ne comptait ni avec le temps, ni avec l’espace, avait accablé le monde de son génie. Le cheval surchargé désarçonna son cavalier.

À sa façon, l’empereur Alexandre, lui aussi, avait le goût des nouveautés et des entreprises, et c’est pourquoi il lui fut si facile de s’entendre avec le vainqueur de Friedland dans cette entrevue de Tilsit, dont M. Vandal a raconté les phases diverses avec autant de précision et de vivacité que s’il en avait été le témoin oculaire. « Lorsque l’empereur Napoléon, arrivé le premier au radeau, reçut le tsar Alexandre, il se trouva en présence d’un monarque de trente ans, d’une figure avenante et remarquablement agréable, d’élégantes manières, chez lequel l’habitude de l’uniforme corrigeait ce que pouvait avoir d’excessif la souplesse et la flexibilité slave. Alexandre était charmant dans la tenue sobre et un peu grave des gardes Préobrajenski, habit noir à paremens rouges, agrémenté d’or, avec la culotte blanche, l’écharpe, le grand chapeau à trois cornes, surmonté de plumes blanches et noires. Il vint gracieusement à Napoléon, et d’un élan spontané, les deux empereurs s’embrassèrent. » Deux souverains aussi Imaginatifs l’un que l’autre s’étaient rencontrés sur le Niémen, et, dans leurs longs entretiens, ils se donnèrent le plaisir de refaire le monde à leur fantaisie. Mais ces deux imaginations, qui s’amusaient à rêver ensemble, différaient beaucoup de tempérament. L’une avait la clarté chaude d’un de ces paysages du