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midi où tout se dessine, où les plans se détachent, où aucun détail n’est perdu ni noyé, où la brume elle-même est transparente et ne sert qu’à embellir les horizons lointains.

Comme le dit fort bien M. Vandal, « alors même qu’il se laissait attirer par d’invraisemblables projets, Napoléon était loin d’en méconnaître le caractère aventureux, romanesque, de s’abuser sur leurs probabilités de succès. Seulement, comme la force et la passion calculatrices, par un phénomène peut-être unique, égalaient en lui la puissance imaginative, dès que l’un de ces desseins fixait son attention, il aimait à se le représenter sous une forme précise, concrète, avec des contours arrêtés, des lignes bien définies, et ses rêves mêmes prenaient une forme mathématique. » Caressait-il un instant le projet de conduire une armée aux Indes, il s’occupait aussitôt de savoir combien d’hommes il emmènerait et par quels chemins il les ferait passer. Il a plus d’une fois tenté l’impossible ; il a toujours été admirable dans l’invention et l’emploi des moyens. Ses chimères avaient la précision d’un théorème de géométrie, et quand il s’aventurait dans le pays des songes, il en dressait la carte, et cette carte était si nette que son regard y pouvait suivre sans effort le cours des fleuves, de leur source à leur embouchure.

Tout autre était le tsar Alexandre. Il se plaisait dans le vague, dans l’indéfini, dans la brume ; comme les steppes de la Russie, ses désirs étaient des immensités sans détails. Il eût craint, en analysant ses rêves, d’y découvrir des contradictions qui l’auraient chagriné. Joseph de Maistre s’étonnait qu’un empereur qui, en sortant de table, s’excusait, au chambellan qui l’avait servi, de la peine qu’il lui avait donnée, un souverain trop doux et trop bon pour voir sans chagrin pleurer un enfant, « pût être réellement l’ami d’un homme capable, si sa passion le lui demandait, d’exterminer un peuple entier comme un homme et un homme comme une mouche. » Si Joseph de Maistre avait, comme on l’a dit, la clairvoyance de la haine, il en avait aussi les aveuglemens volontaires. La vérité est qu’images et sentimens. Napoléon subordonnait tout à ses calculs, et qu’Alexandre éprouvait le besoin de mêler toujours un peu de sensibilité à la discussion de ses intérêts. Il aspirait à faire le bonheur de la Russie, de l’Europe et du genre humain ; mais il aspirait aussi à prendre un jour Constantinople, et il tâchait de se persuader qu’il y avait du désintéressement et de la philanthropie dans son ambition. Les rêves vagues concilient tout, on y voit ce qu’on veut. Grâce à sa première éducation, qui l’avait affranchi de beaucoup de préjugés, Alexandre se distinguait de tous les souverains légitimes de son temps par la générosité de son esprit. Mais cet idéaliste changera plus d’une fois d’idéal. Passionné et mobile, vif dans ses retours comme dans ses égaremens et se laissant aller à son