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qu’elle change les dynasties, fonde des royaumes, qu’elle exige la coopération de la flotte de la Mer-Noire et d’une armée de terre pour conquérir l’Egypte, qu’elle demande les garanties qu’elle voudra, en un mot, que le monde change de place, si la Russie obtient Constantinople et les Dardanelles, on pourra, je crois, lui faire tout envisager sans inquiétude. » Napoléon n’en doutait pas, mais il trouvait que décidément on lui en demandait trop ; et, s’il avait consenti jamais à donner Constantinople, on peut être certain qu’il aurait gardé pour lui les Dardanelles.

On allait se revoir le 27 septembre à Erfurt. Il courait à Saint-Pétersbourg des bruits aussi étranges que sinistres : on prétendait que Napoléon attirait Alexandre dans un piège, qu’il le ferait conduire et interner en France comme les Bourbons d’Espagne. En faisant ses adieux à son fils, l’impératrice mère pleura et dit au grand-maréchal Tolstoï : « Vous répondrez de ce voyage devant l’empereur et devant la Russie. » Le tsar souriait de ces alarmes puériles ; il avait d’excellentes raisons de compter qu’il serait chaleureusement accueilli et que ni sa vie ni sa liberté n’étaient en péril. Son redoutable ami lui fera fête, lui prodiguera les cajoleries, les embrassades, les attentions flatteuses, et le 4 octobre, quand on donnera l’Œdipe de Voltaire, et que Philoctète d’Eubée prononcera ces vers :


À ses divins travaux j’osai m’associer ;
Je marchai près de lui, ceint du même laurier.
C’est alors, en effet, que mon âme éclairée
Contre les passions se sentit assurée.
L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux…


Alexandre, aux acclamations de l’assistance, prendra et serrera la main de Napoléon comme pour dire : c’est de nous qu’il s’agit !

Situations et sentimens, les deux alliés, semble-t-il, se retrouvent tels qu’ils s’étaient quittés à Tilsit ; dans le fait, tout est changé. À Tilsit, un vainqueur s’était donné le plaisir d’étonner un vaincu par sa générosité. Mais ce vainqueur a vu depuis pâlir son étoile. Il s’est engagé dans une funeste aventure. Il a cru que l’Espagne serait souple, qu’il la réduirait à son gré, qu’il lui ferait facilement accepter la déchéance de ses rois, et déjà tout lui fait pressentir que la résistance sera terrible, peut-être indomptable. Il a appris la capitulation de Baylen : un de ses lieutenans a dû se rendre à merci, livrer ses hommes, ses fusils, ses canons, ses aigles. En recevant cette désastreuse nouvelle, l’invincible capitaine a mis la main sur son uniforme, en disant : « J’ai une tache là ! » À l’humiliation s’ajoute l’inquiétude. Les informations qu’on lui envoie d’Autriche sont peu rassurantes ; il a sujet de craindre que cette puissance, si prompte à se relever de ses défaites, ne