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se moque de la prudence ; et n’est-ce pas peut-être là la définition même du romanesque? Mais il n’y en a pas de plus chevaleresques non plus, s’il n’y en a pas où les coups les plus inattendus de la fortune aient toujours trouvé le héros mieux préparé contre eux; plus confiant en lui-même, dans la force de son bras, dans la vertu de ses armes, dans la grandeur de son courage, dans la justice de sa cause; plus dévoué, de profession, comme le bon chevalier de la Manche, aux victimes des trahisons du sort ; — ni d’ailleurs, parmi tout cela, plus galant, plus sentimental et plus amoureux. Si donc les Amadis ont dû, sans doute, une partie de leur succès à ce qu’il y avait en eux d’espagnol, ils en ont dû très certainement une autre à ce qu’ils contenaient de merveilleusement propre pour agiter les imaginations.

Ils en doivent une autre encore à ce qu’il y avait en eux de convenable ou d’analogue à la disposition générale des esprits de leur temps. Si le chevaleresque et le romanesque sont en effet des besoins de l’esprit humain, jamais la littérature ne s’était moins soucié de les satisfaire, depuis un siècle alors, en France ou en Italie. Ni Boccace n’est romanesque, ni non plus Machiavel; et on ne dira pas qu’il y ait rien de chevaleresque dans le roman de Rabelais ou dans le Grand Testament de Villon. Il ne faut pas confondre le romanesque avec le poétique. L’Italie du XVe siècle était poétique sans doute; elle nous le paraît encore plus à distance ; mais elle était surtout naturaliste, profondément naturaliste, au sens le plus large du mot; et il était nécessaire qu’elle le fût pour pouvoir lutter contre l’esprit encore survivant du moyen âge. La France, demi-anglaise et demi-bourguignonne, était, elle, uniquement réaliste. Lisez plutôt les Repues franches, qu’on attribue quelquefois à Villon, ou les Cent Nouvelles nouvelles. Je ne sache rien de plus positif, de plus grossier souvent, et jamais l’imagination n’a tenu moins de place dans des œuvres qui sont d’ailleurs censées relever d’elle. Les Amadis, avec leur merveilleux, rendirent les ailes et l’essor au rêve. Le besoin que nous avons d’oublier quelquefois notre condition, — d’ouvrir la fenêtre, en quelque manière, pour respirer un air plus pur, pour embrasser un horizon plus vaste, — ils parurent tout à point pour le satisfaire. Peut-être aussi contribuèrent-ils, en posant, si je puis ainsi dire, la religion du point d’honneur, à réintégrer quelque idée de la justice dans ce monde nouveau qui était en train de se fonder alors sur l’intérêt comme sur sa seule base. Et parmi les raisons de leur succès, je ne serais pas étonné que celle-ci, qui est la plus haute, fût aussi la plus probable ou même la plus assurée.

Mais suivons la fortune de la littérature espagnole en France. L’Amadis de Gaule avait été traduit en français, dès 1543, par Nicolas d’Herberay des Essars. On doit également à des Essars une traduction