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lui : bien au contraire, et depuis le Lazarille de Tormes, qui est de 1554, jusqu’au Marcos de Obregon, qui est de 1617, il n’était pas un de ces romans que l’on n’eût fait passer dans notre langue. Le grave et pédant Chapelain fut le premier traducteur du Guzman d’Alfarache, et les notes qu’il a jointes à sa traduction pourraient encore, nous dit-on, « instruire aujourd’hui les plus experts. » Rappelons également les Nouvelles de Scarron. Celle, entre autres, qu’il a intitulée la Précaution inutile, — et dont Molière a tiré l’École des Femmes, Sedaine, la Gageure imprévue, Beaumarchais, le sous-titre ou la moralité de son Barbier, — n’est qu’une adaptation, comme nous dirions maintenant, d’une Nouvelle de très grande et très honnête dame doña Maria de Zayas y Sotomayor. Mais le goût public n’était pas encore au réalisme du roman picaresque. En fait d’« histoires espagnoles, » on préférait alors Zayde. Et puis, entre 1660 et 1700, ou environ, l’attention, tenue en haleine, et constamment renouvelée par les Molière, les Racine, les La Fontaine ou les Boileau, s’était quelque peu détournée des choses d’Espagne. La guerre de la succession l’y ramena tout naturellement, et, sur le conseil de l’abbé de Lyonne, son protecteur. Le Sage en profita pour emprunter d’abord le Diable boiteux à Luiz Vêlez de Guevara, Crispin rival de son maître à Francisco de Rojas, et Gil Blas, enfin, un peu à tous les auteurs de romans picaresques, — depuis Mendoza, s’il est l’auteur de Lazarille, jusqu’à Vincent Espinel.

Ici même, et ailleurs, j’ai tâché, voilà déjà quelques années, d’éclaircir cette question de Gil Blas : j’ai tâché aussi de montrer quelle était l’importance du roman de Le Sage, non-seulement dans l’histoire du roman français, mais dans celle même du roman européen. Le roman de mœurs en est sorti, ce genre de roman qui, sans négliger l’adroite combinaison des aventures, s’applique et s’attache plutôt à la représentation des diverses conditions des hommes et du train familier de la vie quotidienne. Beaucoup de détails, jusque-là réputés un peu bas ou presque inconvenans, mais qui abondent précisément dans le roman picaresque, ce que l’on mange ou ce que l’on boit, et la façon de se le procurer, c’est Le Sage, non sans causer quelque scandale et quelque étonnement, dont le Gil Blas les a rendus littéraires. Fielding même, et Smollett, Smollett surtout, le moins grand des deux, l’imiteront sans doute à l’anglaise, mais ils l’imiteront. Marivaux aussi l’imitera chez nous, d’une manière plus discrète, moins apparente, quelque peu déplaisante, en ne mettant en scène, trop souvent, dans ses romans et dans ses comédies, que des « gens de maison, » des intendans, des laquais, des paysans plus ou moins parvenus. Le roman réaliste s’est toujours volontiers attardé dans les cuisines et dans les antichambres, où d’ailleurs il n’est pas impossible que, comme Gil Blas lui-même, on en apprenne long sur les mœurs des maîtres. Et ce n’est