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voudrait mettre une journée à traverser cette Jeypore, on voudrait garder un souvenir précis de chaque détail. L’œil n’a pas le temps de se rassasier. J’ai beau crier à mon cocher: Hasta, hasta (doucement, doucement), nous allons toujours trop vite, et, à son grand scandale, je mets pied à terre pour flâner à ma guise.

Seigneurs et fonctionnaires rajpootes, parés comme pour une comédie, vêtus de fleurs brodées, chargés de plumes et de joyaux, leurs larges et fières barbes savamment étalées en éventail, jolis chevaux luisans, soldats romantiques portant écus et glaives, étudians, gardes du palais, femmes du peuple chargées d’un enfant nu à cheval sur la saillie de la hanche, tous défilent dans une brume claire faite de rosée qui s’élève. Du seuil de leurs échoppes, de petits marchands me tendent les bras, avec un joli sourire, m’offrent en riant des statuettes de marbre, des images de dieux bâclées, peinturlurées avec une verve charmante. Sur les murailles tout un tatouage de dessins bleus : éléphans, léopards, arbres, locomotives, Européens très raides, sanglés dans des redingotes ridicules. Il y a des hommes de trente ans qui lancent des cerfs-volans et galopent par la rue comme des écoliers. Et tout ce peuple fantaisiste qui joue, qui rit, ce peuple enfant et artiste semble créé par un caprice humoristique de poète dans un monde de rêve où tout serait léger, drôle, heureux, aérien, où rien ne resterait des tristes et vilaines choses qui sont réelles. — Dans ce monde, les gens vivent en frères avec les bêtes, bonnes âmes plus simples et plus calmes que les nôtres. Voici des files de petits ânes trotte-menu, de doux chameaux, à la démarche onduleuse et lente, qui lèvent leurs grands cous féminins au-dessus de la foule, des envolées de singes gris sur les toits, des vaches pacifiques, aux grandes cornes vertes, toutes blanches, sculpturales et comme taillées dans le marbre. Il y a des toutous teints en jaune, en bleu et rose. Plus loin, sur une grande place, un peuple serré de pigeons, abattus par myriades, couvre la terre d’un plancher bleuâtre, dense, ondoyant, qui s’ouvre quand passent les pesantes masses des éléphans caparaçonnés de rouge. Parmi toutes ces bêtes vivantes, çà et là des autels où elles sont divinisées, tabernacles minuscules peuplés de petits taureaux, petits éléphans, petits singes...

Un vaste carrefour, où nous coupons à angle droit une rue aussi large, aussi droite, aussi rose que celle que nous avons suivie. Ici, au pied des temples que gardent des éléphans de pierre, c’est une inexprimable confusion de passans, de fleurs, d’ânes, de chameaux, de cavaliers, de marchands. Parmi le fourmillement des pigeons qui picorent, cent vaches somnolent béatement, indifférentes à l’agitation de la multitude. Debout, de jeunes garçons