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offrant de l’orge. « Ils ne font pas de mal, me dit gravement Cheddy, Anglais très méchans, ils leur jettent des pierres. »

Plus loin un palais abandonné, vert d’herbes folles, semble posé sur la glace d’un étang gras, dont l’eau noire, empoisonnée, miroite lourdement. Sur la rive des crocodiles somnolent, inertes. Tout autour, les jolies montagnes dorées sont pleines de clarté et s’arrondissent sur le calme ciel bleu. Le soleil est doux, l’air subtil, léger, plein de bonheur, un peu grisant...


Six heures du soir.

A la hâte, nous visitons le palais du Maharajah, les écuries où piaffent cent chevaux arabes, les chenils, les éléphans à la chaîne, les serres, et puis il faut dire adieu à la ville rose. Près de la gare, un petit écolier rajpoote, chargé de ses livres hindoustanis, nous envoie un délicieux Good afternoon.

En wagon, repris tout de suite par le milieu européen, on croit sortir d’un théâtre brillant, d’un spectacle fait pour distraire l’esprit, pour faire oublier le réel, comme une comédie de Shakspeare ou une pastorale de Watteau. Monde d’opérette, monde de rêve, cette société patriarcale, ces clans, ces cavalcades de barons, fils du soleil, ce roi sage, aimé de son petit peuple, tyrannique[1] et paternel, ces guerriers porteurs de lances et de boucliers, leurs barbes fantastiques, leurs vêtemens coquets, la foule heureuse et souriante, les chiens bleus, les lynx et les léopards de chasse. Décor d’opérette, les rues couleur de fraise écrasée, les maisons roses qui ne semblent pas de pierre, les châteaux crénelés sur les collines, les architectures légères et fantaisistes, le temple du Soleil, le palais du Vent, le palais des Nuages, la porte des Rubis, la salle des Splendeurs, les serres humides pleines de la fraîcheur des fougères vaporeuses, la campagne métallique de plantes grasses, les paons bleus qui sortent des fourrés, les kiosques déserts, au bord des étangs sombres. Vie d’opérette, où rien n’est sérieux, où rien n’est lourd, où rien n’est triste, que celle de ce peuple artiste et rieur qui n’a d’autre souci que de sculpter les petits dieux et les petites bêtes de marbre, de broder des pantoufles d’argent, d’enluminer ses murs de dessins bleus, de chevaucher de jolis arabes, de nourrir les oiseaux du ciel, de lancer des cerfs-volans, et qui jouit avec confiance de la lumière et de la bonté des choses ; oui ! vie heureuse, simplifiée, enfantine, à laquelle il ne

  1. Par exemple, défense de prendre des photographies à Jeypore, sans permission spéciale du rajah.