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d’immenses espaces d’un bleu splendide et calme, tachés d’îles qui semblent des forêts écroulées dans la mer, bordés ici de cocotiers, là-bas de collines que la végétation dense recouvre d’une épaisse brume bleuâtre. A présent, un grand morceau de l’Océan-Indien apparaît, l’espace semble s’agrandir pour contenir tant de lumière...

Puis, des bruits de ferraille, un grand tapage, un vaste terminus vitré. Nous entrons en gare de Boree-Bunder, nous sommes à Bombay.


Cinq heures du soir. — Il fait chaud, très chaud, une chaleur molle, de serre humide. Cela fatigue et énerve. On n’a pas la force de choisir et de grouper ses impressions, et puis, tout est trop varié. La ville est faite de plusieurs villes, étalée sur cinq îlots. On dirait que toutes les races, toutes les religions, toutes les architectures, toutes les industries du globe sont venues se confondre ici, se pénétrer dans un extraordinaire mélange qui grouille et fume dans la lumière.

En ce moment, je suis assis sur la terrasse d’un café de l’Esplanade. Ici, l’île de Bombay se resserre en une langue de terre très mince, en sorte que des deux côtés on voit la mer, — à droite, une profonde rade ceinte de forêts lointaines, à gauche, une grande plage blonde qui, par une courbe délicate, fuit vers un promontoire, vers des masses sombres et luisantes de palmiers. Le long de cette plage, trois ou quatre kilomètres de route droite bordée à gauche de vastes monumens gothiques ou vénitiens que séparent de la ville des pelouses et des jardins.

Sur cette route qui longe la mer, tout le haut commerce se presse vers l’Esplanade pour respirer la brise du soir. Ici, devant la rade, les calèches sont arrêtées dans un encombrement, tandis qu’une musique de cipayes joue des airs européens. Parmi les Hindous ventrus, en tunique blanche, en turbans roses, des Anglais, des Parsis correctement vêtus à l’européenne, mais bizarrement coiffés d’une mitre en carton étoile, des officiers européens et indigènes s’entassent autour des cafés, sirotent leur limonade ou leur cocktail. Il y a aussi beaucoup d’ayas, beaucoup de nourrices et de babies indiens parés comme des châsses, couverts de velours et de brocart.

Dans les calèches immobiles comme sur un champ de course, les dames parsies se prélassent. C’est la première fois que j’aperçois un peu le grand monde féminin de l’Inde. Les Hindoues de haute caste sont toutes mystérieusement enfermées dans les zenanas, et il faut aller chez les marchands pour admirer les soies et